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LA GESTION IDENTITAIRE DES EDUCATEURS GAYS ET LESBIENNES

Texte de Sandrine Pache

vendredi 20 octobre 2006, par philzard

Extrait du mémoire de diplôme présenté par Sandrine Pache : "Educateurs gays et lesbiennes : la gestion identitaire".

(...) Le fait que les institutions éducatives s’occupent de jeunes et de personnes présentant des difficultés d’adaptation les incite probablement à se conformer aux normes sociales dominantes puisqu’elles sont censées offrir des modèles de formation et d’adaptation ou de réadaptation à notre société. Il est donc possible que cette situation conduise à une tension au sein des individus et des institutions entre les représentations sociales liées à l’homosexualité et celle liées au rôle d’une personne employée dans une fonction éducative. L’homosexualité n’étant pas encore considérée comme un modèle social « légitime », il est donc fort probable qu’une personne homosexuelle travaillant dans le milieu de l’éducation soit appelée à négocier, d’abord avec elle-même, puis avec son entourage professionnel, un niveau de « visibilité » qui lui permette d’exercer son métier sans qu’elle fasse l’objet de rejet. J’entends ici par le terme de « visibilité » le fait de se rendre explicitement et volontairement identifiable en tant que personne homosexuelle aux yeux de tout un chacun. Dans la perspective développée ici, pour un éducateur ou une éducatrice homosexuel, le fait de rendre publique son identité sur son lieu de travail est un acte qui ne va pas de soi et appelle une évaluation de la situation face aux divers enjeux en présence. (...)

L’objectif de ce travail consiste donc à comprendre comment les personnes homosexuelles employées en tant qu’éducateurs et éducatrices gèrent-elles la « visibilité » de leur identité sexuelle dans le cadre professionnel. (...)

Au cours de diverses discussions avec des personnes homosexuelles travaillant dans les milieux éducatifs, je me suis rendue compte que nombreuses sont celles qui ont peur que leur orientation sexuelle soit connue sur leur lieu de travail. De ce fait, la plupart s’efforcent en permanence de maintenir le secret à ce sujet. D’autres personnes le vivent plus ouvertement, mais certaines ont dû faire des concessions importantes face à leur identité personnelle ou changer de poste de travail sous la pression de leur entourage professionnel. A la suite de ces constatations, j’ai lu deux recherches en travail social proches de cette question. La première se préoccupait de connaître la position des collègues et de la direction de quelques institutions dans la mesure où ils seraient confrontés à la connaissance de l’homosexualité d’un de leur éducateur (Wenger & al., 1985). La deuxième s’attachait à la question de la « visibilité » - la libre expression de l’identité homosexuelle - de l’éducateur ainsi qu’à la position des écoles sociales à ce sujet (Thomas, 1982). Les auteurs de ces documents constataient que l’homosexualité était tolérée dans une certaine mesure du moment où elle restait non déclarée et peu perceptible. La manière d’évaluer et de percevoir l’homosexualité était fortement variable en fonction des interviewés. Les interlocuteurs les plus intolérants tenaient des propos que l’on qualifierait aujourd’hui d’homophobes. Ils pensaient que les personnes homosexuelles n’étaient pas appropriées pour exercer des fonctions éducatives. Les avis des plus modérés relevaient que les personnes ouvertement homosexuelles travaillant dans le domaine social seraient forcément confrontées à des discriminations notoires, par exemple, l’institution refuserait d’engager une personne homosexuelle, l’ « opinion publique » exigerait son renvoi, ses collègues refuseraient de travailler avec elle, etc. (Wenger & al., 1985 ; Thomas 1982) Cette problématique semble toujours être d’une grande actualité. En 1998, une enquête réalisée auprès des écoles par le magazine « 360° » relève que « ...pour bon nombre de directions d’écoles, les homos n’existent tout simplement pas dans leur établissement (...) » (Riethauser, 1998, p.30). Dans ce même article, les enseignants gays et lesbiennes expriment leurs craintes et leurs difficultés : peur de ne pas être « nommés », crainte de la hiérarchie, des parents d’élèves, crainte des railleries. Ils parlent également de la souffrance endurée face à la nécessité permanente de contrôler leurs propos dans la mesure où ils ne souhaitent pas être identifiés par peur d’être stigmatisés. (...)

Ces constatations, ainsi que mes propres expériences et réflexions, m’ont incitée à donner la parole à ceux et celles qui font l’objet de tant d’à priori. Je souhaite amener ici des informations sur un phénomène encore peu documenté, tout en privilégiant le point de vue des éducateurs et des éducatrices homosexuels. Il m’a semblé utile de proposer un certain nombre d’hypothèses provisoires qui répondaient à mes premières interrogations pour orienter cette recherche de façon plus précise. Ces hypothèses ne sont donc pas des hypothèses au sens fort du terme, elles ont été émises dans l’objectif de donner une base à mon questionnement, à mes recherches de documents théoriques ainsi qu’au déroulement des entretiens.

Ces hypothèses peuvent paraître proches les unes des autres car elles s’attachent à découvrir les différentes facettes de la problématique, je les ai exposées ici en détail dans un souci de restitution de la démarche et de transparence méthodologique. Elles ont trait à la transmission de l’information sur l’identité sexuelle, aux valeurs et aux normes institutionnelles entrant en jeux lorsque l’on aborde l’homosexualité, aux réactions auxquelles les éducateurs gays et lesbiennes ont eu à faire, ainsi qu’aux différents facteurs qui finalement motivent les éducateurs à opter pour certaines stratégies face à la question de leur « visibilité » au sein des institutions.

Hypothèse n°1 - transmission de l’information

Question Dans quelle mesure et comment les éducateurs gays et lesbiennes transmettent-ils des informations révélant leur identité sexuelle dans le cadre professionnel ?

Hypothèse Le type d’informations transmises ainsi que la façon de les communiquer ou non varient d’une personne à l’autre.

Hypothèse n°2 - valeurs et normes institutionnelles

Question En quoi le fait de rendre « visible » son identité homosexuelle peut-il entrer en tension avec le rôle généralement attendu d’un éducateur ou d’une éducatrice dans le contexte institutionnel ?

Hypothèse Certaines représentations du rôle social des institutions et des éducateurs peuvent entrer en tension avec la conception d’une identité homosexuelle ouvertement vécue par les éducateurs dans le cadre de leur fonction.

Hypothèse n°3 - réactions et attitudes de l’entourage

Question Comment les éducateurs gays et lesbiennes perçoivent-ils les réactions, attitudes et remarques de leur entourage professionnel concernant leur identité sexuelle et l’homosexualité en général ?

Hypothèse Les réactions, attitudes et remarques de l’entourage professionnel sont perçues et interprétées par les éducateurs homosexuels en fonction de leurs expériences antérieures personnelles et professionnelles, mais aussi en fonction de la représentation qu’ils ont de l’homophobie susceptible d’être présente chez leurs collègues.

Hypothèse n°4 - facteurs intervenant sur le degré de « visibilité »

Question En fonction de quels facteurs les éducateurs optent-ils pour un comportement plutôt qu’un autre en ce qui concerne le degré de « visibilité » de leur identité homosexuelle dans le cadre professionnel ?

Hypothèse Plusieurs facteurs motivent leurs comportements face à la question de la « visibilité » de leur identité sexuelle. Le sentiment de sécurité lié à la tolérance de l’entourage professionnel et le besoin de réalisation de soi font partie des facteurs qui les encouragent à faire connaître leur identité sexuelle.

J’ai choisi d’aborder le thème de l’homosexualité et de l’éducation sous l’angle des personnes directement et intimement liées à cette problématique. En effet, les éducateurs gays et lesbiennes ont une position de témoin et d’acteur privilégié dans ces circonstances puisqu’ils se trouvent au carrefour où se rencontrent homosexualité et éducation et qu’ils sont probablement eux-mêmes un terrain d’expression où s’exercent les différentes valeurs liées à ces deux mondes. J’ai choisi d’interviewer quatre personnes, petit échantillon non représentatif, mais qui vise simplement à explorer une réalité peu connue à la lumière de quelques témoignages d’une part et de certains apports théoriques d’autre part. Dans le souci d’obtenir un maximum d’informations, j’ai recherché des personnes qui aient des âges et des expériences professionnelles diversifiées. J’ai souhaité questionner deux femmes et deux hommes ; l’homosexualité étant vécue et perçue différemment dans notre culture en fonction du sexe d’appartenance. Enfin, j’ai voulu interviewer des personnes qui vivaient leur identité homosexuelle sur leur lieu de travail à des degrés différents de « visibilité » en supposant que leur point de vue sur la question serait complémentaire et permettrait de rendre compte des différents facteurs variables afin de comprendre les enjeux de la « visibilité » de leur identité sexuelle dans le contexte professionnel. Grâce aux liens que j’entretiens au sein des associations homosexuelles, j’ai pu sans difficultés solliciter des interviews et trouver les personnes dont j’avais besoin pour réaliser cette recherche. Je les ai questionnées sur la perception qu’elles ont de leur situation d’éducateurs gays et lesbiennes, sur les expériences qu’elles ont vécues, sur ce qu’elles pensent de la perception de leur entourage à leur encontre et envers l’homosexualité en général.

Partie théorique

(...) L’enchaînement des différentes références qui ont contribué durant ce dernier siècle à construire et à définir les actions des institutions sociales et éducatives ont fait dire à Ion & Tricart qui résument ce parcours de manière succincte :

« Sur fond de culture « psy » largement dominante, on aurait pu ainsi repérer successivement plusieurs figures du client, correspondant à autant de systèmes de valeurs professionnels et de méthodes de travail : le fléau social (à redresser), l’ignorant (à instruire), le malade (à soigner), l’inadapté (à réadapter), le hors-jeu social (à réintégrer), le différent (à faire s’exprimer). » (Ion & Tricart, 1984, p.69)

Vauchelin va dans le même sens lorsqu’il explique qu’« ...à notre époque (en comparaison avec le XIXème siècle), on a abandonné cette idée de classe dangereuse (à quoi on répondait par répression et suppression) pour considérer l’individu, le déviant dans sa spécificité. De là, on s’oriente vers la thérapeutique et le souci de réadapter. Mais cette action éducative spécialisée doit alors remplir trois fonctions : une fonction idéologique, justification éducative et thérapeutique, c’est-à-dire que l’éducation spécialisée se justifie elle-même en même temps qu’elle charge de justifier aux yeux des déviants le corps social. En second lieu, elle comporte une fonction de contrôle social global matériel sur les groupes, de type politique et économique. Et en troisième lieu, une fonction d’insertion et de normalisation sur les individus. » (Vauchelin cité in Ellul, 1992, p.55)

Ces quelques données nous rappellent que les institutions existent dans la mesure où elles remplissent le mandat qui leur a été attribué par une commande sociale. Les éducateurs sont des agents au travers desquels l’institution exerce ses activités en fonction de sa spécificité. Ils sont également des acteurs qui participent à son évolution au cours du temps. Le rôle qui est attendu d’eux n’est pas perçu de la même manière selon que l’on se place du point de vue de la population en général ou du monde éducatif en particulier. Le grand public perçoit fréquemment le métier d’éducateur d’une manière caricaturale, ou alors, il en a une vision floue et approximative (Fustier, 1972 & Biard-Zufferey, 1983). Là où d’un côté on attend qu’ils règlent les problèmes ou s’occupent de ceux dont personne ne veut, de l’autre on essaye de construire une identité de l’éducateur et d’envisager des solutions créatives avec les usagers.

Cependant, tel que nous avons pu nous en apercevoir plus haut, éduquer est loin d’être une activité neutre. D’une part, « ...il ne peut pas y avoir d’éducation et donc de rééducation sans une certaine vision morale de l’être humain et sans l’intégration de règles dictant les conduites. Cette affirmation est à la fois nécessaire et profondément dangereuse car les plus grandes réussites éducatives et les pires abus ont été accomplis à partir d’elle. » (Capul & Lemay, 1999, p. 393)

D’autre part, il s’agit d’être conscient du fait que « ...les pratiques éducatives, en ce qu’elles cultivent le conformisme, la passivité, la docilité ou qu’elles suscitent l’initiative, l’intervention et la résistance à l’oppression, ont un rapport direct avec la reproduction de l’ordre social ; elles confrontent inéluctablement les éducateurs spécialisés à la dialectique de l’ordre et du désordre et interrogent leurs positions professionnelles et personnelles à l’égard des rapports dominants/dominés (...) » (Reboul cité in Vaillant, 1998, p.3)

Si j’insiste particulièrement ici sur cet aspect du contrôle social lié aux institutions éducatives, c’est parce qu’il prend, comme cela sera explicité plus loin, une dimension spécifique dans le cas de la sexualité, surtout en ce qui concerne l’homosexualité.

(...) Définitions de quelques qualités et fonctions attribuables aux éducateurs

L’éducateur porte et transmet une certaine idée de l’ordre social en fonction de ses références personnelles et de celles de l’institution dont il est l’employé. Si, comme le dit Fustier, « ...l’outil de travail essentiel de l’éducateur, c’est sa personnalité (...) » (1972, p. 61), on peut dès lors se demander ce qui est attendu de cette personnalité, ce qui lui est implicitement attribué. Dans les années septante, on dit de l’éducateur qu’il doit d’être un « homme équilibré » ou encore un « honnête homme » (Fustier, 1972, p. 40). Cet « homme » d’alors est destiné à remplir des fonctions bien précises au service de la pédagogie de l’époque : Laing dit que celui-ci « ...doit être et adulte et normal ; il doit être typique de la- société dont il provient ; en ce sens il pourra être exemplaire, modèle valable puisque présentant un degré élevé de similitude avec « l’adulte moyen » qui le mandate » (Laing cité in Fustier, 1972, p.105).

Fustier précise également qu’à l’époque, lors de la sélection des candidats pour la formation d’éducateur, certains allaient jusqu’à s’intéresser à leur moralité. Il cite Jouhannaud qui mentionne la chose suivante :

« En principe, la vie privée d’autrui ne regarde que celui-ci, mais l’éducateur est un cas particulier qui pose un problème difficile : la vie privée détermine ici la vie professionnelle, toutes deux sont indissociables (...) il apparaîtrait donc bien que ce ne sont pas tant les techniques et le savoir qui importent, mais les caractéristiques psychologiques de l’individu et même son « art de vivre » ». (1972, p. 62)

(...)

Bien sûr, ces remarques se basent sur des conceptions éducatives datant des années septante mais certains de ces principes bien qu’ils soient exprimés différemment sont toujours présents aujourd’hui.

Parmi les différentes fonctions citées par Capul & Lemay que les éducateurs peuvent être appelés à remplir, je vais en exposer quatre (1999, p.125-137). Les deux premières, celles de « témoins de la réalité/pôle identificatoire » et de « substitut parental » sont susceptibles de poser problème car elles entrent directement en lien avec les préjugés courants liés à l’homosexualité qui conduisent à penser que les gays et les lesbiennes ne peuvent en aucun cas être des modèles ou jouer un rôle parental de manière adéquate . Les deux suivantes, les fonctions d’« accompagnement » et de « révélateur des malaises individuels et sociaux » sont citées à titre de références dans la mesure où mes interlocuteurs les ont mentionnées au cours des entretiens.

A) La fonction de témoin de la réalité/pôle identificatoire

Dans quelle mesure et de quelle manière les éducateurs peuvent représenter un « témoin de la réalité/pôle identificatoire » aux yeux des personnes dont ils s’occupent ?. Voici comment Capul & Lemay parlent de cette double fonction aujourd’hui :

« Bien des sujets dont l’éducateur va accompagner le vécu ont connu une absence dramatique de références et ne savent pas comment se situer vis-à-vis d’un ordre objectal répondant lui-même à un ordre symbolique. Rien ne peut naître à l’humain sans la rencontre avec des personnes qui, non seulement accompagnent dans une atmosphère de respect et d’amour, mais se révèlent capables de « dire » ce qu’elles sont, non par un discours verbal mais par le fait d’oser témoigner de ce qu’elles sont au fil des actes apparemment insignifiants du quotidien. » (Capul & Lemay, 1999, p.128)

« C’est dans le partage, dans le « faire avec » que réside - répétons-le - la spécificité de l’éducateur (...). L’éducateur devient ainsi un pôle identificatoire très particulier, le terme d’identification étant utilisé dans le sens de Laplanche et Pontalis : « Un processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme totalement ou partiellement sur le modèle de celui-ci. » (Capul & Lemay, 1999, p.129)

Ces dimensions qui mettent en avant les principes d’une relation éducative relativement intime et la transmission par identification de certains attributs de l’éducateur vers l’éduqué, ainsi que la position de l’éducateur comme un référent dans la construction des ordres objectaux et symboliques de l’enfant, peuvent susciter de sérieuses inquiétudes chez les personnes qui ont une vision négative de l’homosexualité. D’autant plus lorsque cette vision comprend des inquiétudes diffuses et peu rationnelles comme par exemple, celle liée à l’idée que l’homosexualité serait transmissible sans que l’on sache très bien comment.

B) La fonction de substitut parental

Cette fonction qui fait l’objet de bien des discussions dans le milieu éducatif et dont beaucoup d’éducateurs se défendent, semble prendre une place de fait ; soit qu’elle soit encouragée par certaines structures éducatives dirigées par des couples hétérosexuels, soit qu’elle se construise à travers les contacts journaliers auprès des enfants :

« A partir du moment, où un enfant est pris en charge dans le déroulement de sa vie quotidienne, depuis le lever jusqu’au coucher inclus, il s’établit inévitablement un mode de relations plus ou moins durables avec des hommes et des femmes qui évoquent, de par leurs actes posés et de part les échanges affectifs créés, les fonctions habituellement imparties aux parents. » (Capul & Lemay,1999, p.129)

Ce qui paraît poser un problème par rapport à cette fonction, ce n’est pas tant une question strictement liée au rôle de l’éducateur, que le fait qu’il semble exister une grande réticence de la part de la population en général face à l’idée que les gays et des lesbiennes puissent investir la fonction de parents. Cette réticence est associée aux préjugés qui existent à l’égard des homosexuels du fait que les gays et les lesbiennes peuvent être perçus comme inadéquats dans la mesure où ils ne sont pas conformes aux modèles en vigueurs (rôle de femme, d’homme, orientation sexuelle désirable). Environ 10% des gays et 20% des lesbiennes ont des enfants, mais ce n’est que récemment que des études empiriques conduites auprès de familles homoparentales (Julien & al. 1994) permettent de construire un point de vue plus objectif que celui, emprunt de craintes homophobes, qui régnait jusqu’à présent sur cette question.

C) La fonction d’accompagnement

Il est important de parler de cette fonction car elle a été décrite en détails par plusieurs de mes interlocuteurs, elle semble prendre une place importante dans la conception de leurs actions éducatives. Capul & Lemay expliquent que la fonction « d’accompagnement » se caractérise par le souhait de l’éducateur d’agir « ...dans le respect et l’écoute de l’autre, tout en sachant qu’il doit parfois poser des limites, il veut à la fois être suffisamment présent - « utile » - pour devenir significatif, et suffisamment distancié pour ne pas imposer « sa » direction. » (1999, p.125).

Cette fonction inclut également une attention particulière à l’exercice du pouvoir éducatif : « Le problème n’est (...) pas de s’interroger sur cette nécessaire présence (de l’éducateur) mais sur son impact qui, au nom d’un désir abusif de transformation à tout prix, peut devenir le diktat d’un discours social ou personnel au lieu d’être l’accès à un mode d’organisation personnel. » (Capul & Lemay,1999, p.125)

D) La fonction de révélateur des malaises individuels et sociaux

De même que la précédente, la fonction de « révélateur des malaises individuels et sociaux » a été relevée par une de mes interlocutrices et transparaît dans certains interviews. J’utiliserai pour la décrire cette citation de Capul & Lemay qui, a mes yeux, rappelle les dimensions à la fois fondatrices et idéalistes du métier d’éducateur :

« L’éducateur, Sisyphe parmi d’autres qui s’essaye à une certaine lucidité, est un médiateur : il concourt à faire émerger une parole enfouie, à renouer un dialogue perdu, à faciliter le tissage sans fin de liens sociaux. L’éducation, en rapport direct avec le symbolique, vise donc bien l’inscription sociale d’un sujet dont on recherche, dans le même mouvement l’autonomisation et le développement optimal de toutes les potentialités. Par la même l’éducateur est un révélateur/témoin de certains dysfonctionnements du système social. » (Capul & Lemay, 1999, p. 19)

J’ai exposé jusqu’ici en quelques lignes certains rapports qui peuvent exister entre les institutions éducatives et la société, ainsi que quelques aspects du rôle susceptible d’être attendu de la personne de l’éducateur. Ces relations empruntes d’idéaux généreux sont aussi l’objet et la source d’un contrôle social important. Le chapitre suivant va s’attacher à comprendre comment fonctionne et s’organise ce type de contrôle en ce qui concerne la sexualité, tout en apportant quelques notions indispensables concernant les concepts de sexe, de genre et d’orientation sexuelle.

(...)

Discriminations à l’égard des employés gays et lesbiennes

Dernièrement, un article du journal de l’antenne gaie suisse « Pink Cross » faisait part des informations suivantes : « Selon l’Institut de psychologie sociale de l’Université de Ludwig-Maximilian à Munich, 81% des personnes homosexuelles se sentent discriminées sur leur lieu de travail. Pour Bâle, un sondage effectué par A. Schneeberger en 1996 dans le cadre de sa thèse, montre que 17% des quelques 180 personnes sondées se décrivaient comme très discriminées, et 50% comme discriminées. » (Volken, 2000, p.1) Une étude à grande échelle sur les discriminations que peuvent rencontrer les personnes homosexuelles est actuellement en cours en Suisse Romande, mais les résultats n’ont pas encore été diffusés à ce jour.

Pour comprendre quelles formes peuvent prendre ces discriminations envers les travailleurs gays et lesbiennes et comment ils y font face, je me suis référée à une recherche américaine très détaillée réalisée au début des années nonante. Les chercheuses ont interrogé 275 personnes homosexuelles exerçant principalement leur profession dans les domaines de l’économie (Friskopp & Sylverstein, 1996). Je me suis également référée à deux articles résumant des études anglo-saxonnes relatives aux enseignants gays et lesbiennes (Ellis, 1996 ; Fassinger, 1993).

Selon l’étude de Friskopp & Sylverstein (1996), les personnes homosexuelles sont susceptibles, en raison de leur orientation, de faire l’objet d’insultes, de violences physiques, de menaces (chantage) et de harcèlements. Dans le cadre de leur équipe de travail, elles peuvent être l’objet d’évitement, d’ostracisme, voire d’exclusion de la part de leurs collègues en raison de leur homosexualité. Certains employeurs peuvent refuser de les engager, bloquer leur avancement ou les licencier dès le moment ou ils prennent connaissance de leur orientation homosexuelle. Cependant, le plus souvent, c’est la tolérance d’une atmosphère hostile aux personnes homosexuelles qui se fait sentir. Les commentaires et l’humour homophobes y tiennent une place importante, en particulier lorsque ces remarques sont acceptées sans objection, voir encouragées, par la direction.

Les auteures de cette étude ont constaté que les personnes homosexuelles peuvent être l’objet de discriminations personnelles sur leur lieu de travail, mais que celles-ci ne sont pas aussi répandues que les employés l’imaginent. Par contre, le manque de courage des entreprises face à cette question et l’entretien d’un climat de travail hostile aux gays et aux lesbiennes contribuent à maintenir la peur qui conduit nombre d’entre eux à rester prudemment « dans le placard ». Parmi les personnes interrogées, 37% pensent que le fait qu’elles étaient connues ou supposées être homosexuelles a nui à leur carrière professionnelle à un moment donné.

La plupart des employés homosexuels interviewés ressentent une impression diffuse « d’inadéquation » face à leur milieu de travail. A l’origine de ce sentiment, on trouve la différence que ceux-ci peuvent ressentir face au modèle conjugal ou familial habituel, mais probablement aussi les effets des contraintes liées à la gestion de l’identité homosexuelle. Cet état de fait à également des conséquences sur les entreprises ; lorsque les employés se sentent disqualifiés par rapport à leur orientation sexuelle et qu’ils ne trouvent pas de soutien sur leur place de travail, ils s’y investissent moins facilement et ils ont tendance à quitter celle-ci dès que possible pour un lieu plus accueillant de ce point de vue (Friskopp & Sylverstein, 1996).

Selon l’article d’Ellis (1996) qui passe en revue l’ensemble des recherches consacrées à la question de l’orientation sexuelle sur la place de travail, la maîtrise des stratégies conduisant à révéler son homosexualité est très importante, en particulier dans le milieu professionnel ; les études portant sur ce domaine sont unanimes sur ce point. Les homosexuels, dans l’objectif de se protéger d’éventuelles discriminations, sont amenés à développer des capacités d’analyse en terme « de coûts et de bénéfices » liés à la révélation de leur identité sur leur place de travail : quand se découvrir, à qui, dans quelles circonstances et à quels moments, sont des questions cruciales à évaluer pour les employés homosexuels.

Parmi les personnes interviewées de l’étude de Friskopp & Sylverstein (1996), près de 20% d’entre elles étaient complètement « dans le placard » ; en ce qui concerne les 80% restant, l’identité de la plupart d’entre elles était connue d’une ou de quelques personnes (homosexuelles ou hétérosexuelles) sur leur lieu de travail. Beaucoup des personnes qui sont « dans le placard » pensent que leurs collègues savent qu’elles sont homosexuelles. Bien que la majeure partie des personnes interviewées soient partiellement « sortie du placard », la plupart ne parle jamais d’homosexualité sur leur lieu de travail. Et parmi celles qui se disent totalement ouvertes par rapport à leur orientation sexuelle, elles ne mentionnent pas pour autant le sexe de leur partenaire ou alors parlent de cette personne comme d’un « ami » ou d’une « amie », sans plus. Presque personne n’ose prendre son ou sa partenaire dans ses bras, tenir sa main, l’embrasser, marcher bras-dessus bras-dessous ou lui donner rendez-vous sur ou près de son lieu de travail. Lorsque les gays et les lesbiennes interviewés sont présumés hétérosexuels dans une conversation courante, 46% d’entre eux ne relèvent pas la méprise et 32% le font rarement. Lorsqu’ils sont confrontés à des gags et des commentaires homophobes, 15% font objection et relèvent leur identité, 25% se taisent, 5% montrent que cela leur déplait en quittant les lieux et 2% rient également afin de ne pas risquer d’être rejetés du groupe (Friskopp & Sylverstein, 1996).

Ces résultats démontrent la variété des comportements qui s’observent aussi bien chez les personnes qui restent « dans le placard » que chez celles qui s’avisent à vouloir en sortir.

Toujours selon l’étude de Friskopp & Sylverstein (1996), les personnes homosexuelles interviewées qui maintiennent le secret (20%) motivent leur décision par la peur des discriminations. Les plus jeunes ont en général moins d’appréhension que les anciennes. Le degré de tolérance de la culture dont elles proviennent joue également un rôle. Le fait d’être séropositive ou d’avoir conscience d’aspects homophobes au sein de l’entreprise font partie des critères dissuasifs. Elles motivent aussi leur choix par un désir d’intimité. De manière générale, elles ont peur de l’inconnu face aux réactions possibles de leur entourage. Celles qui ont eu l’expérience d’un « coming-out » négatif à un moment donné sont très réticentes à prendre à nouveau ce risque. Beaucoup appréhendent la discussion du « coming-out » et redoutent de mettre leurs collègues mal à l’aise.

Il est intéressant de noter qu’il existe un lien net entre le désir de rester « dans le placard » et le sentiment d’être discriminé personnellement. A la suite de cette constatation, les auteures de l’étude soulèvent cette question qui reste en suspens : dans quelle mesure le fait d’être « dans le placard » conduit à se sentir discriminé ou le fait d’être discriminé conduit-il à rester « dans le placard » ?

Selon Friskopp & Sylverstein (1996), être « dans le placard » comporte d’autres inconvénients, comme celui d’être dans l’impossibilité - lorsque la personne homosexuelle fait l’objet de chantage ou de harcèlement sur la base de son identité sexuelle - de dénoncer son agresseur. Il semble également que le maintien du secret n’apporte pas de bénéfices concrets aux employés homosexuels. Les gays et les lesbiennes concernés pensent simplement qu’agir ainsi est indispensable pour conserver leur emploi et ne voient pas d’autres issues. 28% d’entre eux souffrent du stress dû à cette situation et ont peur que leur orientation soit découverte. Beaucoup souhaiteraient pouvoir se sentir libre d’exprimer leur identité sexuelle.

Dans l’objectif de maintenir la discrétion quant à leur identité sexuelle, plutôt que « se faire passer pour hétérosexuel », ce qui est difficile à gérer, les employés interviewés choisissent plutôt de ne pas parler de leur vie personnelle et d’éviter tout sujet trop intime. Cet isolement relatif a des conséquences importantes sur leur vie sociale dans le cadre du travail. Perçues comme distantes, les personnes homosexuelles peuvent avoir du mal à obtenir le soutien de leurs collègues ou à nouer des liens de confiance solides avec ceux-ci (Friskopp & Sylverstein, 1996).

Ceci est également le cas en ce qui concerne les enseignants gays et lesbiennes. Selon Fassinger (1993) ils tendent, pour se préserver de possibles discriminations, à élaborer des stratégies de protection de leur vie privée telles que : passer pour hétéro ; se distancer de ses collaborateurs ; éviter toute allusion à l’homosexualité quelle qu’elle soit dans ou hors de la classe ; parler de manière extrêmement sélective de son identité à ses collègues ; séparer rigoureusement en deux entités sa vie privée et professionnelle ; et quitter la profession. Ils expérimentent de manière semblable à d’autres professionnels les conséquences de cet isolement sur leur vie sociale qui les conduit à se sentir privés des relations authentiques qu’ils pourraient créer avec leurs élèves et leurs collègues.

Selon Friskopp & Sylverstein (1996), plusieurs motifs peuvent conduire les personnes homosexuelles à révéler leur identité. Certaines le font pour des raisons personnelles à la suite de crise provoquée par des chocs tels que confrontation directe avec la mort, la maladie ou la séparation d’avec un être cher. D’autres l’ont fait simplement dans l’objectif de pouvoir parler d’une partie importante de leur vie et dans l’optique de créer de nouvelles relations d’amitiés. La volonté de construire une image positive de l’homosexualité et de pouvoir transmettre à d’autres des connaissances dans ce domaine font également partie des raisons invoquées.

De manière générale, les personnes dont l’identité homosexuelle est connue se sentent mieux armées face à de possibles réactions homophobes sur leur lieu de travail. Et, le plus souvent, les personnes qui font face aux gags, aux commentaires et aux discriminations ont fait des expériences positives. Contester l’homophobie amène fréquemment les personnes hétérosexuelles à revoir leurs attitudes. Pratiquement toutes les personnes qui ont fait un « coming-out » volontaire parlent de réactions positives, y compris lorsqu’elles l’ont réalisé dans le cadre d’entreprises très conservatrices.

Les personnes qui choisissent de faire leur « coming-out » professionnel adoptent généralement des stratégies qu’elles ont éprouvées auparavant avec succès dans leur vie. Certaines parlent de leur identité sexuelle de manière sélective, par exemple, lors des premières questions concernant leur situation conjugale, d’autres le font directement savoir de manière générale, par exemple, lors de leur engagement. Pour pouvoir se trouver en bonne position, la majeure partie des personnes homosexuelles commence par acquérir une bonne réputation professionnelle et simultanément identifie leurs alliés potentiels pour ensuite lancer quelques indices pour « tester la température » et pour finalement envisager éventuellement de parler explicitement de leur orientation sexuelle (Friskopp & Sylverstein, 1996).

(...)

Partie empirique

3.1. Présentation des personnes interviewées

Comme je l’ai mentionné précédemment en introduction, j’ai interviewé quatre personnes dans le cadre de cette recherche ; deux hommes et deux femmes. Ces personnes sont homosexuelles au sens où elles entretiennent habituellement des relations affectives et sexuelles avec un partenaire du même sexe qu’elles et dans la mesure où elles se sont présentées à moi comme telles. Toutes les quatre assurent un rôle d’éducateur au sein de leur institution. L’une d’entre elles est responsable pédagogique, les trois autres sont des membres d’équipes fonctionnant sur un mode de travail collégial. Deux de ces personnes ont suivi une formation d’éducateur au sein d’écoles sociales, les deux autres sont détentrices d’une licence universitaire (science de l’éducation ; psychologie). Leurs âges sont respectivement de 24, 33, 35 et 44 ans. Elles travaillent dans des institutions qui s’adressent à des populations diverses : enfants en bas âge sans difficultés particulières (crèche) ; adolescentes en difficultés ; adultes présentant des troubles psychiatriques lourds et adultes handicapés mentaux. Une des personne connaît bien la communauté des sourds. Les interviewés ont tous des expériences professionnelles dans d’autres types d’institutions que celle dans laquelle ils travaillent actuellement.

Lors de la rédaction du texte qui suit, j’ai délibérément choisi de ne pas donner de pseudonymes à mes interlocuteurs, j’ai également renoncé à faire un bref portrait individuel de chacun. Cette omission m’a semblée indispensable afin de leur garantir un strict anonymat. Ceci constituera une limite à la présentation des données, puisqu’il ne sera pas possible de les inscrire dans le contexte des parcours de vie de mes interlocuteurs.

3.2. Organisation de la présentation des données

Je vais présenter tout d’abord les données factuelles qui décrivent de quelles manières, dans quelle mesure et dans quelles circonstances mes interlocuteurs ont fait part ou non de leur identité homosexuelle dans leur cadre professionnel. Ceci permettra d’aborder l’hypothèse n°1 qui cherche à établir le fait que le type d’information et la manière de les transmettre ou non diffère d’une personne à l’autre.

Ensuite, pour tenter de comprendre ce qui motive les comportements de mes interlocuteurs, j’ai partagé le reste des données en trois groupes distincts qui vont du contexte le plus général (le contexte institutionnel) au plus particulier (le contexte personnel) en passant par une sphère intermédiaire (le contexte relationnel). Voici comment je les ai définis :

· Le contexte institutionnel englobe les valeurs, les normes et les références présentes dans l’éducation, rattachées au rôle de l’éducateur et qui selon mes interlocuteurs entrent en ligne de compte lorsque l’on aborde l’homosexualité du point de vue des institutions.

· Le contexte relationnel aborde le climat, les attitudes et les réactions en lien avec l’homosexualité rencontrés par mes interlocuteurs dans leurs contacts avec leurs collègues. Ce contexte inclut également les préjugés et les stéréotypes auxquels mes interlocuteurs accordent de l’importance dans la mesure où ils considèrent que leur milieu professionnel n’en est pas exempt.

· Le contexte personnel concerne les sentiments que mes interlocuteurs expriment face à leur situation sociale en tant que personne homosexuelle ainsi que le rôle que ces sentiments peuvent avoir face au degré de la « visibilité » de leur orientation sexuelle dans le cadre professionnel.

L’exposé des différentes données attribuées en fonction des trois contextes définis ci-dessus permettra d’apporter les éléments nécessaires à la discussion des hypothèses restantes que voici :

L’hypothèse n°2 relative au contexte institutionnel suppose que certaines représentations du rôle social des institutions et des éducateurs peuvent entrer en tension avec la conception d’une identité homosexuelle vécue ouvertement par ceux-ci.

L’hypothèse n°3 concerne le contexte relationnel. Elle présume que les réactions, attitudes, et remarques de l’entourage professionnel sont perçues et interprétées par les éducateurs homosexuels en fonction de leurs expériences antérieures personnelles et professionnelles, mais aussi en fonction de la représentation qu’ils ont de l’homophobie présente chez leurs collègues.

La prise de connaissance de l’ensemble de ces informations sera utile à la discussion de l’hypothèse n°4 qui suppose que parmi les facteurs possibles motivant les comportements des éducateurs homosexuels en matière de « visibilité » sur leur place de travail, le sentiment de sécurité lié à la tolérance de l’entourage professionnel et le besoin de réalisation de soi font partie de ceux qui les encouragent à faire connaître leur identité sexuelle.

3.3. La transmission de l’information sur l’identité homosexuelle

Nous avons pu voir dans la partie théorique que faire état de son identité homosexuelle ne va pas de soi. Il en est de même pour mes interlocuteurs. Cela suscite chez eux certaines craintes qui les portent à essayer de maîtriser cette information. Nous allons voir dans cette partie dans quelle mesure cette maîtrise est possible, de quelle manière ils s’y prennent pour la mettre en oeuvre. Nous verrons également à qui et dans quelles circonstances les différentes personnes interviewées ont mentionné leur identité sexuelle dans leur cadre professionnel.

3.3.1. Perceptibilité de l’orientation sexuelle

A la question de savoir si les personnes homosexuelles peuvent être identifiées à travers leurs apparences physiques, l’ensemble des interviewés ne donne pas une réponse tranchée. D’un côté, ils déclarent que certains signes extérieurs peuvent être perçus comme distinguant une personne homosexuelle tels que : « ...les gestes, un habillement, une dégaine, une façon de marcher, la voix (...) » ou, en parlant là d’un homme, une attitude « un peu plus sur le versant féminin ». Mais, de l’autre côté leur avis est unanime sur le fait que ceci n’est pas déterminant pour définir l’orientation sexuelle de quelqu’un : « ...c’est extrêmement subtil » et « ça peut aussi être trompeur, on peut se gourer complètement (...) ». Une des interlocutrices remarque également l’importance des stéréotypes en vigueur, comme « un look androgyne » attribué aux femmes lesbiennes et elle relève que nombre de femmes hétérosexuelles ont adopté celui-ci, ce qui peut induire en erreur sur son interprétation.

A côté de cela, il semble que les personnes homosexuelles distinguent mieux ces signes que leur entourage hétérosexuel, un des hommes signale : « J’ai l’impression que, en plus, on se reconnaît assez entre nous, assez facilement. (...) j’ai été frappé ; on a engagé un éduc qui, vraiment, pour moi, est assez maniéré, disons. Mais il y a beaucoup de gens qui n’ont pas du tout remarqué. Qui n’imaginent pas du tout qu’il soit pédé », le deuxième relève qu’à son avis : « ...c’est surtout la pratique, les années d’expériences qui font qu’on a un ressenti à ce niveau-là (...) »

Lorsqu’il s’agit de définir dans quelle mesure leur propre orientation sexuelle transparaît via leur apparence, mes interlocuteurs ont des avis divers ; un homme pense que celle-ci peut être perçue « ...au niveau des gestes, des attitudes, etc.(...) », un autre dit : « ...au niveau vestimentaire, je ne crois pas, au niveau de la parole et des gestes, je n’en sais rien (...) », une femme dit être perçue comme « un peu garçonne » et elle précise : « ...il y a beaucoup de choses qui ne relèvent pas de cette apparence identitaire, (homo)sexuelle, mais qui peuvent être interprétées comme ça ». La dernière personne sait que son orientation est insoupçonnable : « ...le nombre de fois ou les gens viennent vers moi et me parlent d’histoire d’homos et quand ils apprennent que je suis homo, ils tombent des nues (...) ». Elle explique ceci par le fait qu’elle incarne la normalité : « ...je suis blonde, j’ai les cheveux mi-longs, ronde, je suis normale, passe-partout (...) »

L’apparence physique telle qu’elle est décrite ici, c’est-à-dire en ce qui concerne les vêtements, les gestes et les intonations de la voix, peut permettre de transmettre des signes attribuables à une identité homosexuelle. Cependant ce que les personnes interviewées mettent en évidence, c’est la difficulté à discerner ces signes et à leur attribuer un sens approprié. Ces témoignages vont dans le sens de ce qui a été vu dans le chapitre 2.4.3. sur les discriminations ; les stéréotypes existant au sujet de l’homosexualité conduisent à des biais importants concernant la perception de l’orientation sexuelle des individus par le grand public.

3.3.2. Moyens de gestion de l’information concernant son identité homosexuelle

Si comme cela a été vu ci-dessus, l’apparence physique peut être utilisée comme un langage signalant son identité, a contrario, elle peut permettre également de se conformer sans heurt à son entourage. Voici ce qu’en dit un de mes interlocuteurs en parlant du choix de ses vêtements : « Je ne m’affiche pas de ce point de vue-là et peut-être même que je me retiens, par rapport à certains choix vestimentaires. J’ai l’impression d’avoir tellement intégré ça, mais tellement... (...) J’ai été marqué (plus jeune) par le fait d’être catalogué en fonction de mon habillement. » Lorsque mes interlocuteurs souhaitent rester discrets et qu’ils sont confrontés à des questions anodines pour des personnes hétérosexuelles, s’enquérant de leur statut conjugal ou familial, ils répondent soit par ellipse, comme cet homme l’explique : « ...elles (les résidentes) demandent souvent si j’ai une copine, ça m’est eu arrivé de répondre oui, parce que j’avais quelqu’un dans ma vie ; en général, je dis pas si c’est une copine ou un copain, je dis que j’ai quelqu’un dans ma vie. Mais les ados, ils ne se posent pas trop de questions lorsque tu dis (utilise le mot) « personne ». Ou alors ils répondent par la négative, une des femmes relève à ce sujet : « ...ils me posent tous la question les résidents et les résidentes : « Est-ce que tu es mariée, est-ce que tu as des enfants ? » Je dis non.(...) des fois ils vont plus loin : « Est-ce que tu as un copain ? » Et là je dis non. » Lorsque les questions se font plus précises, un autre type de réponse est mentionné par un des hommes : « (...) on m’a déjà posé la question directement, à savoir si j’étais homosexuel, et je leur ai répondu très gentiment que c’était ma vie privée, que cela ne les regardait pas. »

D’autres voies de renseignements que le simple dialogue peuvent faire l’objet d’une sélection des actes et des informations afin d’assurer la discrétion ; une éducatrice parle du fait qu’à certaines occasions les partenaires sont invités lors de fêtes, de repas, organisés par l’institution, les collègues, où elle n’ose pas se rendre avec sa compagne. Elle mentionne également la réflexion qui a eu lieu au sein de son couple concernant le message à laisser sur le répondeur téléphonique : « ...c’était toute une question de savoir si on allait dire : « Non, nous ne sommes pas là, laissez un message... » ou « vous êtes chez et chez... », donc mes collègues me téléphonent et puis ils savent que je vis avec une femme (...) » A côté de cela, certains cercles sociaux ou cercles d’amis peuvent incidemment se recouper et motiver des comportements prudents. Une des éducatrices qui travaillait dans un foyer d’adolescentes raconte à ce sujet : « ...il y avait une (adolescente), comme elle me parlait de sa copine, je me suis dit : c’est bien probable qu’elle soit homo et c’est à ce moment-là que, très consciemment, je n’ai pas été à deux fêtes gaies, car je me suis dit - elle sortait tout le temps - je me suis dit, si je la croise qu’est-ce que je fais ? »

Quelquefois, malgré ces précautions il arrive que des informations soient transmises sans qu’elles puissent être contrôlées. Un éducateur raconte qu’il avait été vu par une jeune fille en sortant d’un lieu gay. Des mois plus tard, la même jeune femme a intégré l’institution dans laquelle il travaillait, l’a reconnu et a mentionné le fait à son éducatrice de référence qui a immédiatement retransmis cette information à la direction.

Lorsque mes interlocuteurs souhaitent faire mention de leur orientation tout en évitant d’entrer dans une discussion qui ressemblerait trop à un aveu à leurs yeux, ils peuvent parler directement de leur partenaire en mentionnant explicitement leur genre, voire simplement les présenter en personne lorsque les circonstances s’y prêtent. A côté de cela, dès que quelques personnes de leur entourage sont au courant, ils font confiance, à l’efficacité du « bouche à oreille » pour répandre la nouvelle.

Il ressort de ces informations que les personnes interviewées disposent de moyens permettant dans une large mesure de maîtriser l’information sur leur identité sexuelle ainsi que la manière de la transmettre. Tel que le mentionnent les études conduites sur le sujet (cf. ch. 2.4.5.), une partie de ces moyens de contrôle requièrent passablement d’attention et leurs effets privent les personnes interviewées de contacts sociaux importants. De plus, cette maîtrise n’est pas absolue, ce qui génère une certaine appréhension quant à la possibilité d’une divulgation imprévue de ces informations relatives à leur identité sexuelle.

3.3.3. Test de l’entourage professionnel préalable à un « coming-out »

Lorsque mes interlocuteurs envisagent de révéler leur identité sexuelle, ils s’efforcent auparavant de « tester la température » auprès de leur entourage professionnel dans l’objectif d’essayer de déterminer les réactions qu’ils pourraient rencontrer. Je leur ai demandé de quelles manières ils s’y prenaient.

Une des éducatrices explique que c’est « intuitif », qu’elle essaye de sentir « ...là où ça peut me nuire et là où ça ne va pas me nuire (...) », dans le même ordre d’idée, un éducateur déclare : « Le mot bateau serait feeling, mais c’est... on le sent, c’est quand on discute avec une personne, qu’on commence un peu à la connaître, qu’on travaille avec, qu’on voit son ouverture d’esprit... Par exemple par rapport à l’acceptation de choses marginales, par exemple quand on discute de sexualité, de voir comment elles peuvent en parler, comment elles peuvent parler de choses qui ne les touchent pas de près, comment ils peuvent parler de gens qui sont différents (...) Comment ils arrivent à accepter la différence. » L’autre éducatrice explique : « (...) je lance des perches, je dis des trucs (sur l’homosexualité) de façon générale. (...) je parle d’un film, de trucs comme ça, et puis je vois comment les gens réagissent (...) » et la première éducatrice citée mentionne ceci : « (...) j’ai entendu pendant mes stages des gags se faire autour des homos, mais c’était épouvantable ! Je veux dire entre équipes. » Dans le cadre de son travail actuel, elle parle de ses collègues qui discutaient d’un ancien employé en disant : « Ah ! ben, c’était une vrai tantouse, il était homo... » A ce moment-là, elle s’est dit : « Oh... là, là, mais quelle horreur ! » Puis elle remarque : « Alors là, j’ai dit quelque chose, (...) mais je m’avancerais pas personnellement parce que je me sentirais en danger. ».

3.3.4. Circonstances favorisant un « coming-out »

Une des premières raisons pouvant motiver un « coming-out » paraît être l’établissement d’une certaine proximité affective entre collègues et le souhait de progresser dans cet échange, tel que l’explique ici un des éducateurs : « ...une autre collègue, je lui en ai parlé parce qu’elle me parlait de ses problèmes de couple et puis que, disons on a fait un camp ensemble et on a été, disons plus rapproché. Donc on a commencé à parler de chose plus privées ». De son côté, une des éducatrices l’a dit dans un moment de crise personnelle : « ...c’est parce que j’étais déprimée et puis parce que mon histoire d’amour foirait (...) »

Marc & Picard relèvent en faisant référence à plusieurs études sur les liens interpersonnels que : « ...l’ « auto-révélation » est un facteur fondamental dans l’approfondissement et le développement d’une relation : « Se révéler à son partenaire et se voir gratifier en retour de l’intimité du partenaire conduit à affermir l’attachement mutuel ». » (2000, p.80)

La deuxième raison se rattache à l’engagement identitaire de mes interlocuteurs. Nous avons vu dans la partie théorique ce que pouvait signifier l’identité homosexuelle. Voici comment la définissent deux des personnes interviewées :

Une des femmes dit : « ...ce n’est pas juste une question de sexualité, y’a plein de questions autour, tu vois : identitaire, de rapport à la marge, par rapport aux valeurs centrales de la société (...) je suis lesbienne, ça fait partie de ma personnalité, ce n’est ni à exclure, ni à trop mettre en avant. » et un des hommes relève : « Pour moi, ça implique de se situer d’une certaine manière par rapport aux gens que j’aime, par rapport à la famille, et puis par rapport au travail. Enfin, ça implique (...) un mode de vie qui n’est pas strictement homosexuel, mais qui est aussi conditionné par le fait que je suis homosexuel. »

A ce titre, il arrive que certains de mes interlocuteurs prennent position en tant que personne homosexuelle lorsque les circonstances les y invitent. Une des éducatrices raconte qu’au cours de sa formation lors d’un cours de psychologie : « ...un des thèmes était l’homosexualité et j’ai vraiment pas pu accepter ce qui était dit ce jour là au cours, et je me suis dit que si je voulais être crédible, il fallait que je me situe. Donc je me suis située. »

De son côté, un des éducateurs a fait de même lors d’un colloque afin de soutenir son propos concernant une jeune femme qui avait une relation homosexuelle : « ...c’était purement de la justification, il fallait que je donne un poids à ce que je disais, parce que ce que je disais pouvait paraître complètement aberrant pour quelqu’un d’hétérosexuel (...) »

3.3.5. A qui mes interlocuteurs ont-ils signifié leur identité sexuelle ?

Parmi les interviewés, personne n’a parlé de son identité sexuelle aux résidents. Un éducateur a mentionné à une résidente le fait qu’il avait eu des relations avec des garçons au moment de son adolescence. En ce qui concerne les relations entre collègues, seule une personne est entièrement dans « le placard » en ce moment, les trois autres ont parlé de leur identité ou donné des indications claires sur le sexe de leur partenaire à au moins un de leurs collègues. Dans un cas, la direction est explicitement au courant de l’homosexualité d’un de ses collaborateurs, mais cette information a été transmise à son insu. Sur les quatre interviewés, trois pensent qu’un certain nombre de personnes travaillant dans l’institution qui les emploie sont au courant de leur identité sexuelle par le biais du « bouche à oreille » que ce soit via des personnes de l’institution ou des personnes extérieures à celle-ci. Il semble donc qu’il existe une sorte de « zone grise » où mes interlocuteurs supposent que leur identité est connue mais n’en ont pas la certitude. De ce point de vue, aucun d’entre eux ne peut dire que son identité sexuelle a été connue de l’ensemble de son entourage professionnel à un moment donné. Toutes les personnes ont fait mention à un moment ou à un autre de leur orientation sexuelle dans le cadre de leur formation professionnelle et trois d’entre elles ont saisi l’opportunité de réaliser des travaux sur l’homosexualité.

3.3.6. Discussion de l’hypothèse n°1- transmission de l’information

Cette première hypothèse tente de répondre à la question suivante : dans quelle mesure et comment les personnes interviewées transmettent-elles des informations révélant leur identité homosexuelle dans leur cadre professionnel ?

Cette hypothèse suppose que les personnes homosexuelles agissent différemment les unes des autres en ce qui concerne le genre d’informations qu’elles donnent sur leur identité sexuelle, la manière dont elles les divulguent et le fait qu’elles le fassent ou non dans le contexte de leur profession.

Selon les informations récoltées, il apparaît en effet que les personnes se présentent différemment les unes des autres et qu’il existe un degré de « visibilité » dans l’expression (ou non) de l’identité homosexuelle.

Le degré de « visibilité » adopté par mes interlocuteurs varie entre :

· Mentionner intentionnellement leur identité homosexuelle dans un discours · Donner des informations sur leur identité sans pour autant entrer en discussion sur la question (utiliser le pronom adéquat « il », « elle » pour parler de son/sa partenaire, le/la présenter directement, etc.) · Ne rien dire et mettre en oeuvre des moyens qui permettent de contrôler l’information au sujet de leur identité sexuelle

Il est intéressant de noter que ce degré de « visibilité » s’exprime différemment non seulement en fonction des individus, mais aussi de manière circonstancielle en fonction des différents milieux professionnels au sein desquels ils évoluent.

La tendance à faire part de son identité sexuelle diminue graduellement en fonction des sphères suivantes :

· Lieux de formation de base (école sociale, université) · Lieux de travail, cadre des relations personnelles (une ou deux personnes sont au courant et non l’ensemble de l’équipe) · Lieux de travail, cadre de l’équipe entière · Lieux de travail, cadre des relations avec les résidents

Plusieurs informations présentes dans les entretiens laissent penser que le « coming-out » - autrement dit la « sortie du placard » - n’est pas un acte unique qui s’inscrit dans un processus linéaire. Ainsi, la variabilité de l’expression de l’identité sexuelle en fonction des situations, la maîtrise relative de l’information à ce sujet, et l’existence d’une sorte de « zone grise » où mes interlocuteurs ne savent pas si leur identité sexuelle est connue, sont autant d’éléments qui semblent aller dans le sens de ce qu’avance Eribon lorsqu’il dit que « la structure du placard est telle que l’on n’est jamais simplement dehors ou dedans, mais toujours à la fois dehors et dedans, plus ou moins dehors ou plus ou moins dedans selon les cas et les évolutions personnelles. On n’est jamais tout à fait dedans, dans la mesure où (...) le placard est toujours susceptible d’être un « secret public », il y a toujours au moins une personne qui sait et dont on sait ou on se doute qu’elle sait. On n’est jamais tout à fait en dehors, car on est toujours renvoyé à un moment ou à un autre, à l’obligation de taire ce que l’on est. » (Eribon, 1999, p.165)

Les moyens mis en oeuvre pour gérer l’information sur l’identité sexuelle et utilisés par mes interlocuteurs ne diffèrent pas véritablement de ceux mentionnés dans la littérature exposés dans le cadre du chapitre 2.4.5 : parler de manière très sélective de son identité à ses collègues, séparer rigoureusement vie privée et vie professionnelle, sont autant de tactiques utilisées par certains de mes interlocuteurs pour éviter de divulguer largement leur identité.

Il faut également remarquer qu’il existe différentes manières de faire part de son orientation sexuelle. Si la façon de se présenter physiquement ne semble pas finalement prendre une place essentielle dans ce domaine, les discours, par contre, deviennent particulièrement importants lorsqu’il s’agit de préserver une image positive de soi. Nous verrons cela en détail dans le cadre du chapitre 3.6.6. qui aborde le thème de la « dynamique de l’aveu ».

Bien que ceci ne fasse pas directement partie de cette hypothèse, il faut noter que les circonstances relatées par mes interlocuteurs qui entourent l’acte du « coming-out » se rapprochent de celles mentionnées dans la partie théorique au chapitre 2.4.6. : le test préalable de l’entourage, la révélation de son orientation sexuelle dans des circonstances de crise personnelle ou lors de la formation de liens d’amitié, le désir d’agir pour une prise en compte positive de l’homosexualité sont des éléments qui motivent mes interlocuteurs à faire un « coming-out » sur leur place de travail (ou leur lieu d’étude).

Pour essayer maintenant de comprendre plus en détail les motivations des personnes interviewées qui les conduisent à adopter ces différentes tactiques permettant de retenir ou au contraire de divulguer l’information sur leur identité sexuelle, nous allons explorer les trois contextes - institutionnel, relationnel et personnel - qui paraissent contribuer à leurs prises de position concernant le degré de « visibilité » de leur identité.

3.4. Le contexte institutionnel en lien avec l’homosexualité

Ce chapitre aborde les valeurs, les normes et les références qui sont rattachées au rôle des institutions éducatives et au rôle des éducateurs. Ce contexte fait état des conceptions qui, selon mes interlocuteurs, ont une incidence sur la manière de percevoir et d’agir des institutions face à la question de l’homosexualité ; que ce soit le fait de parler de ce thème, la question de la visibilité des éducateurs gais et lesbiennes ou celle de la prise en compte de cette sexualité dans les pratiques éducatives.

3.4.1. Institutions et « norme » sociale

Mes interlocuteurs sont d’avis que les institutions résistent à l’idée de prendre en compte ouvertement l’homosexualité - c’est-à-dire la considérer au même titre que l’hétérosexualité - car cela serait compromettant pour leur image. Voici ce que dit un des éducateurs à ce sujet :

« (Ils ont peur) d’être jugés ! D’être jugés inadéquats. On leur donne la responsabilité d’éduquer, puis d’éduquer à l’ancienne manière, donc l’image que l’extérieur a de l’éducation, c’est quand même de corriger. C’est de corriger quelqu’un qui est pas dans le bon chemin puis de le remettre dans le droit chemin. (...) Je crois que la principale peur (...) c’est comment vont réagir les gens de l’extérieur, les parents, la presse ou va savoir qui... si on commence à parler d’homosexualité. Ca ne se fait pas à l’école, ça se fait nulle part. Alors pourquoi est-ce que nous on le ferait ? Et je crois que c’est un petit peu ça le dilemme. Je crois qu’y a bien des professionnels qui seraient prêts à en parler, mais ils ne le font pas parce qu’ils ont peur des conséquences par rapport à l’extérieur. »

Il semble que les institutions éducatives puissent se trouver dans une position difficile face à la question de l’homosexualité car, si tel que le dit Vauchelin : « ...l’action éducative spécialisée doit apparaître comme servant les intérêts de la société (...) » mais également « ...comme servant les intérêts du client(...) », (cité in Ellul, 1992), il est possible que le compromis résultant de cet équilibre néglige certains principes éducatifs importants. Une des éducatrices nous dit à ce sujet :

« ...y a beaucoup de gens qui font dans le respect, la valorisation de la différence chez les jeunes ; par contre, le respect de la différence, ça ne veut pas dire que ce soit un truc que l’on peut promouvoir, c’est toléré, ce n’est pas vraiment accepté, ni encouragé (...) les gens ne sont pas prêts à accepter ça (...) Si je parlais librement d’homosexualité aujourd’hui, je suis sûre que l’on me dirait que ce n’est pas moral, ou que ce n’est pas dans la ligne pédagogique... Il faut qu’il y ait un consensus, que les gens aient compris pourquoi c’est bien de faire ce pas là, s’ils ne comprennent pas pourquoi, ils vont te dire que tu fais du prosélytisme ou pire... ». Elle donne ensuite un exemple concret : « Si (...) il y a un petit garçon et une petite fille qui s’aiment beaucoup, tu peux dire aux parents : Rachel est amoureuse d’untel et les parents : « Ah, oui, c’est chou... » Tu ne pourrais jamais dire Rachel est amoureuse de Justine par exemple. »

3.4.2. Archétypes et reproduction des rôles sociaux liés aux sexes dans l’éducation

Il semblerait que tel que l’exprime un des éducateurs : « ...ce qui dérange dans le fait d’être visible, c’est une certaine vision des rôles, une vision des rôles d’homme, de femme, une certaine vision de l’amour. »

Le propos suivant illustre comment l’homosexualité (par conséquent la personne homosexuelle visible) peut être perçue comme un danger remettant en cause l’organisation familiale et par là même la structure sociale. Une des éducatrices dit à ce sujet :

« A mon avis, c’est un tabou parce que ça ébranle la grande institution : la famille. Je pense qu’il y a de ça. (...) Y’a toute cette peur : mais de bleu, si tout le monde devient homo, il n’y a plus d’enfants ! Et si y’a plus d’enfants... enfin c’est très primitif, (...) ça se situe vraiment au niveau des valeurs fondamentales, un homme, une femme, un bébé : c’est la patrie ».

Ces inquiétudes sont susceptibles de prendre une place significative dans l’éducation car, les références liées aux rôle socio-sexués et au couple parental (hétérosexuel) tiennent une place importante, elles sont même constitutives des certaines pratiques éducatives. A ce titre, un des éducateur remarque que dans son institution :

« ...On travaille avec un schéma de couple éducatif, par exemple, alors qu’on dit toujours à l’école aussi : on est pas là pour remplacer la famille, et puis, on travaille quand même en couple éducatif homme/femme. Ca se pratique couramment. (Il y a même) des institutions de jeunes qui ne prennent que des couples. Ils favorisent la venue de couples éducatifs (...) Alors qu’ils ne sont pas censés représenter la famille. Il y a un paradoxe là, très net. »

Sur cette question une des éducatrices remarque : « ... Je pense que c’est aller à fond dans l’histoire normative, parce qu’ils disent : il faut un couple, un papa, une maman, enfin ils le disent pas comme ça, mais c’est comme ça que je le perçois .(...) C’est l’identification au couple parental quoi, c’est à dire, qu’ils (les résidents) puissent faire un lien là-dessus, et puis (...) il y a toute cette histoire d’hétérosexualité, c’est-à-dire que, heu, le couple, il n’y en a qu’un seul, l’unique et le seul, c’est un homme et une femme »

Au-delà de leurs prises de position face à ces modèles, mes interlocuteurs relèvent leur caractère fréquemment implicite, une des femmes remarque par exemple à ce sujet :

« ...on discute pas tellement en fait des valeurs, c’est comme si c’était acquis, c’est-à-dire, c’est comme si ça ne se discutait même pas, c’est peut-être ça qui me dérange, c’est que ça ne se discute pas, c’est comme ça, c’est mieux pour tout le monde. On ne sait plus très bien pourquoi, mais c’est comme ça. »

Bien que mes interlocuteurs constatent une évolution des mentalités dans ce domaine, si comme le remarque un éducateur : « ...on ne conçoit plus uniquement l’éducation « papa, maman », il conclut malgré tout, et ceci reflète l’opinion de mes autres interlocuteurs, que « ...ça fonctionne encore comme ça ».

3.4.3. Institutions et homosexualité

L’ensemble de mes interlocuteurs constate que si la sexualité fait rarement l’objet de débats et de discussions dans le cadre de leur institution, c’est encore moins fréquent en ce qui concerne l’homosexualité.

Une des éducatrices raconte un colloque où son équipe a abordé la question du silence qui régnait au sujet de la sexualité des résidents :

« On a eu une réflexion un petit peu plus approfondie sur la sexualité parce qu’au fait c’est un sujet tabou en psychiatrie, hein ; c’est des adultes avec qui on travaille qui ont une vie sexuelle, une vie sexuelle quoi ; d’ailleurs qui ont un rapport à la sexualité des fois alors vraiment, ils en parlent, c’est très fort et nous en tant qu’équipe, on n’en fait jamais rien. Dans le sens que dans les foyers, c’est dit que tu n’as pas le droit d’avoir des rapports sexuels. Mais dans le fond, c’est des majeurs, c’est des adultes, donc en fait, ils auraient le droit d’avoir des relations sexuelles au niveau du droit (...) Avec un autre collègue, on s’est dit : ben ça, c’est un débat à avoir, et dans ce cadre là, on a parlé de la possibilité d’avoir des relations sexuelles et un et une collègue ont évoqué le fait qu’il pourrait y avoir des relations homosexuelles. Et ça a été évoqué, je dois dire à ce colloque, comme une possibilité, comme celle qu’un homme et une femme puissent avoir une relation hétérosexuelle. En fait, ce qui posait le plus de problème à l’institution - c’est pour ça qu’on en faisait un sujet tabou, parce qu’on ne voulait pas en parler - c’est comment on allait gérer, et qu’en fait, c’est un peu pour notre confort à nous, les travailleurs sociaux, qu’on laisse ce sujet un peu éloigné, c’est ce qui est un peu sorti de notre réflexion. Parce que si tu veux, s’ils ont des relations sexuelles, y en a un qui a une chambre seul et puis ils se voient, ils ont une relation sexuelle et puis elle est protégée puis tout, je veux dire... mais ce qui devient problématique, c’est si elle est pas protégée, si elle n’est pas voulue, consentie, en plus, si ça pose un problème au niveau du groupe, (...) qu’est-ce que c’est qu’ils y en aient qui vivent une vie sexuelle ? Qu’est ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça renvoie aux autres ? »

De son côté, un des éducateurs constate : « ...on en parle pas du tout (de l’homosexualité). Et ça c’est grave, c’est même pas qu’on en parle peu, on en parle pas du tout. Parce que c’est un tabou ! Ca fait peur. Ils y connaissent rien. Savent pas ce que c’est. Y a plein de préjugés (...) »

Et une des éducatrices dit : « Y a un truc très fort, je trouve, qui est la discrimination dans l’éducation qui est la plus forte : c’est qu’on en parle jamais. Et donc, c’est le gros néant, c’est une espèce de boule noire (...) »

La même raconte cette anecdote : « Je suis intervenue (en tant que représentante d’une association des femmes lesbiennes) auprès d’une prof d’éducation sexuelle qui est venue et qui voulait un peu savoir ce qu’elle dirait dans la classe à des élèves qui diraient : « je suis lesbienne » (...) cette femme était très ouverte et avait envie de faire un groupe de réflexion plus large avec ses collègues et ses collègues ont refusé. Ce qui veut dire que (...) il y a 8 ans (1992) dans l’enseignement de l’éducation sexuelle (...) à ce moment-là, l’homosexualité ce n’était pas un sujet quoi, donc ça ne se disait pas. Et cette femme avait, par initiative personnelle, elle avait eu une fille dans son groupe qui lui avait dit : « Ecoutez, moi, vous m’avez parlé de sexualité pendant une heure, je ne m’y retrouve pas parce que je suis lesbienne ». Et c’est elle qui avait fait la démarche de nous contacter au centre, qui avait accompagné la fille (...) et qui avait fait toute une réflexion mais qui n’avait pas été suivie par son institution. »

La deuxième éducatrice signale : « Les questions liées au genre et à la sexualité ne sont pas du tout prises en compte dans l’éducation. J’ai fait les sciences de l’éducation, on a eu des cours sur toutes les marginalités, minorités possibles et imaginables, donc euh, je ne sais pas des tziganes ou des gens des banlieues, des S.D.F., des squatters, enfin tout, les délinquants, toutes formes de minorités ethniques, toutes les formes d’ostracismes et de racismes imaginables, sauf les minorités sexuelles. Que ce soit des questions de genre ou des questions de sexualité, d’orientations sexuelles (...) »

Deux personnes ont relevé l’incertitude devant la manière d’agir à laquelle les professionnels sont confrontés lorsqu’ils font face à cette question sur le terrain.

Par exemple, une des éducatrices raconte qu’« ...une fois, il y avait deux petites filles qui s’embrassaient (...) et elles n’arrêtaient pas. Deux petites filles de deux ans justement, puis moi j’étais là et je me demandais que leur dire. Elles étaient à table, « Arrêtez ! On ne fait pas ça à table, maintenant on mange » et tout. Je ne pouvais pas dire « On ne fait pas ça » tout court. Je ne sais pas, si c’était un garçon et une fille, j’aurais peut-être dû dire : « On ne fait pas ça ». Je ne sais pas ce qu’ils attribuaient, enfin, qu’est ce que ça leur donnait à eux de jouer à ça. (...) Je ne savais pas du tout comment réagir. Je me demandais comment j’aurais réagi si c’était un garçon et une fille ou deux garçons (...) Par contre, il y a une autre éducatrice qui est intervenue après et qui a dit : « Arrêtez ces cochonneries ! » Voilà comment il fallait réagir ! Je ne pense pas (que c’était une bonne réaction). La cochonnerie à mon avis, ce n’est pas une bonne chose à dire aux enfants parce que, je ne sais pas qu’est-ce qui est la bonne réaction là-dedans, elle est quoi ? (...) Tout ce qui se passe sur le terrain, c est de l’ordre de l’improvisation.(...) On essaye de veiller à ce que la personne ne soit pas discriminée, le petit gamin, mais par contre, ils y en a qui disent : « Arrête de faire tes cochonneries ! » justement. Et si c’était des enfants plus grands, si c’était des ados (gays), de leur dire ça, je trouve ça très déstructurant. (...) ça va les empêcher d’évoluer un peu normalement, un peu bien durant les années à venir. C’est des trucs qui te marquent, moi j’ai une espèce de truc comme ça qui m’a marqué. »

Cette absence d’informations et de discussions sur le sujet contribue peut-être aussi aux réactions circonspectes qu’un des éducateurs a rencontrées lorsqu’il a pris clairement une position d’ouverture face à l’homosexualité concernant une résidente :

« ...mon point de vue a fait un tollé lors d’un colloque. Il y en a même qui ont pris peur (...) C’est une fille qui est assez jeune, elle a 14 ou 15 ans et qui montre (...) tout ce que peut montrer une personne qui est en pré-coming-out je dirais et qui est homosexuelle, voire bisexuelle. Et qui a des problèmes par rapport à ça, problèmes d’identité. Et puis elle nous a parlé qu’elle était amoureuse d’une autre fille et, finalement on a travaillé avec cette fille, mais vraiment comme si cette partie là de sa vie n’existait pas. (...) Alors quand j’ai exposé mon point de vue (la mettre en contact avec un groupe de soutien aux jeunes gays et lesbiennes), ça a été le grand silence jusqu’au moment, ben, après le psychiatre de la maison m’a donné raison. M’a dit que c’était une bonne idée et puis à ce moment-là, les autres collègues ont aussi commencé à dire : « Ouais ce serait pas mauvais, ce serait pas une mauvaise idée etc. » Pis en fait, ce qui est ressorti de tout cela c’est que mes collègues ont dit ça, mais ne le pensaient pas, puisque après, ils ont eu des discussions entre eux et c’est allé jusqu’au directeur. » Convoqué ensuite par son directeur, il dit : « ...je lui ai vraiment tout expliqué, à la fin il était rassuré. J’ai dû tout lui expliquer, qu’est ce que j’allais dire à la fille, comment j’allais m’y prendre, où est ce que j’allais l’emmener, comment. Vraiment tout. »

Finalement, deux personnes ont relevé l’intérêt qu’il y aurait à débattre de ce sujet en équipe, c’est à leurs yeux la condition indispensable avant d’envisager pouvoir parler ouvertement d’homosexualité de quelque manière que ce soit ou de s’identifier comme personne homosexuelle aux yeux des usagers. Une d’entre elles dit : « Il faudrait d’abord qu’il y ait un consensus minimum sur l’intérêt d’une telle démarche, sur le besoin d’une telle démarche, je pense que les gens, à l’heure actuelle, tout le personnel éducatif n’est pas prêt à fonctionner comme ça.. » La deuxième déclare : « ...dans l’éducation si on en était au stade où quelqu’un te pose la question : « T’es homo ? » Et puis qu’il y avait toute une réflexion institutionnelle derrière (...) moi je dirais oui ! »

En ce sens, leur propos vont dans le sens du point de vue de Tremblay lorsqu’il affirme que, pour aborder explicitement le thème de la sexualité, « ... il faut une préparation que ni les parents, ni la direction, ni l’éducateur ne peuvent improviser. Il faut également un climat de confiance et un échange entre les différents agents du contrôle social, que seul un projet éducatif à long terme peut assurer. Le contrôle social relationnel ne se fait pas uniquement sentir dans la relation entre l’éducateur et l’éduqué mais entre tous les membres de l’équipe éducative qui sentent la difficulté de s’entendre, sinon d’aborder tout simplement la question en groupe. » (Tremblay, 1992, p. 41)

Jusqu’ici, les informations données par mes quatre interlocuteurs mettent en relief le fait qu’il semble difficile d’aborder la question de l’homosexualité dans les institutions. Ce sujet paraît mettre le monde professionnel mal à l’aise et ce principalement en raison des représentations sociales qui existent au sujet de l’homosexualité. D’une part, l’homosexualité est manifestement perçue comme hors de la norme, elle n’a pour l’instant pas sa place au sein des modèles institués liés à la famille (rôle d’homme, de femme, de parents, sexualité désirable). D’autre part, avoir une attitude d’ouverture à cet égard paraît susceptible de mettre en danger l’image de l’institution aux yeux de l’extérieur. Pour l’instant, bien que cette sexualité soit reconnue comme existante puisqu’elle est mentionnée de temps à autres dans le cadre des équipes, il semble que les professionnels n’aient ni les moyens (les connaissances), ni la possibilité (la liberté de prendre position) d’en tenir compte dans leur pratique éducative pour l’instant.

3.4.4. Quelques aspects du rôle de l’éducateur spécialisé

Nous allons voir maintenant de quelle manière le rôle de l’éducateur peut s’inscrire dans ce cadre institutionnel, dans quelle mesure le fait d’être un éducateur gay ou une éducatrice lesbienne peut susciter des questions relatives à la « norme », et ce que mes interlocuteurs pensent de leur rôle professionnel.

Mes interlocuteurs ont souligné l’importance que revêt la question de la « norme » et des modèles présents dans l’éducation lorsque est abordée la question de l’homosexualité. Bien que nous ayons pu voir dans la partie théorique que les normes sont multiples et se composent de diverses valeurs, mes interlocuteurs en parlent comme d’une entité qui exprime un pouvoir auquel ils sont confrontés et appelés à se situer.

Aux cours des interviews, l’un d’entre eux a défini la « norme » comme étant « ...un modèle social par rapport auquel tu te conformes, auquel tu te situes en tous cas », la notion de modèle définissant à ses yeux ce « qu’il faut imiter » ou celui « qui donne envie d’être comme », il a conclu son propos en remarquant : « ...ce qui laisse à l’autre le plus de liberté, c’est d’être (en tant qu’éducateur) une référence ».

Voici un exemple, qui n’est pas lié à la question de l’homosexualité, susceptible d’illustrer l’importance que peut prendre dans l’éducation l’association de l’éducateur à une personne « modèle » qui soit conforme à la « norme » :

« Je suis une personne forte (...) j’ai été confrontée deux fois (...) au fait que les personnes ont hésité à me prendre en stage parce que j’étais grosse et que du coup je n’étais pas un modèle pour les personnes avec qui j’allais travailler et que, même pire, je pourrais être néfaste. C’est à dire que très clairement dans mon stage de 2ème année, donc avec des personnes avec des troubles du comportement assez grave, des ados, le directeur d’institution m’a dit : « Ecoutez, on hésite... parce que vous comprenez en étant grosse ça peut troubler les adolescents et ils ont besoin de modèles et vous ne faites pas partie des modèles qu’on peut leur offrir ». Alors, c’était dur hein, extrêmement dur.(...) Quand on est différent, on est toujours obligé de se positionner, donc on acquiert de l’expérience avec la vie, et là c’est vrai que par rapport à lui, je lui ai renvoyé le fait que d’abord : qu’est ce que ça voulait dire un modèle ? J’ai dit : Ecoutez, je pense que si moi je sais gérer ça, et si moi je sais parler de ça avec les ados qui vont me poser des questions, ce qui m’est déjà arrivé évidemment et bien je pensais que ce n’était pas néfaste et qu’en fait, dans la vie, il n’y avait pas que des gens parfaits et qu’eux non plus ne faisaient pas partie des gens parfaits et que de voir quelqu’un qui avait un handicap et qui arrivait à vivre avec, bien, que c’était à mon avis tout autant un modèle que une espèce de personne « parfaite », ça voulait dire quoi ? : mince, dans ce cas là. Est-ce que quand on avait quelqu’un de mince en face de soi... il pouvait y avoir d’autres problèmes beaucoup plus graves, de personnes perverses et puis etc. et puis, ça se voit pas ! Sur quoi il m’avait dit : « Oui vous avez raison, mais quand même... ». »

Si l’on se place de ce point de vue, il est aisé de comprendre dans quelle mesure l’homosexualité (connue) d’une personne peut amener à sa discrimination dans le cas où elle se trouve face à des employeurs qui ont des appréhensions à ce sujet.

Dans l’ensemble, mes interlocuteurs se montrent critiques face à cette conception restrictive de la fonction de modèle tel que l’exprime par exemple cet éducateur :

« Je crois que ça agit complètement à l’inverse de ce que ça devrait. On travaille avec une population, en ce qui me concerne d’adolescents en difficulté, qui ont des difficultés au niveau scolaire, de travail et d’insertion sociale et professionnelle et familiale. Et la personne qu’ils vont avoir en face, faut pas que ce soit « Super-Educ ». Parce que si en face d’eux, ils ont l’extrême inverse, ça va encore plus leur montrer leurs difficultés. Et l’écart qu’il y a entre les deux devient infranchissable. Je pense qu’il faut rester humain, c’est-à-dire se montrer autant avec ses qualités que ses défauts. Et je crois que c’est la meilleure solution, en ne trichant pas, pour être pris au sérieux. Et pouvoir établir un lien. »

Mais ils reconnaissent aussi l’importance de cette fonction de modèle, une des éducatrices dit à ce sujet :

« ...ce qu’on oublie souvent, c’est que dans les gens avec qui on travaille, y a aussi des (personnes) homos (...). Elles ont jamais un modèle de quelqu’un qui l’est et qui, ma foi, se démerde dans la vie, s’est pas suicidé, pas drogué, tu vois, elles ont pas de modèle, ces personnes-là. Quand je pense à moi, le seul modèle que j’ai eu, heu, le premier modèle que j’ai eu, c’est des voisines qui habitaient au bout de la rue, je savais qu’elles étaient lesbiennes, mais je les voyais de loin, je les regardais, mais bon sinon, j’en avais jamais, et ça a été important, parce que tout d’un coup je pouvais me dire : « Mais, de bleu, machine était, machine était... elles sont lesbiennes, donc ça existe ! Donc je ne suis pas complètement seule au monde (...) » »

Mes interlocuteurs pensent que la seule chose qui les différencie par rapport à certains professionnels, c’est un « vécu de la différence » qui peut, comme l’explique un des hommes :

« ...être une occasion d’approfondir dans la vie qui tu es par rapport aux autres. Et que ça, peut-être, ça te donne une richesse, une sensibilité, dans le sens : sensibilité à ce qui n’est pas forcément donné d’emblée, pas facile dans l’existence, qui est peut-être un peu plus grande. Mais (...), je pense qu’il y a d’autres personnes qui vivent d’autres difficultés qui arrivent à ça aussi. »

Ce vécu de personnes homosexuelles leur permet à l’occasion d’amener un point de vue différent, « un autre type d’ouverture » comme le dit une des éducatrices. Par exemple, un des éducateurs qui est intervenu sur la question de l’homosexualité en colloque dit :

« ... j’avais mon point de vue à ce propos et je pensais qu’étant donné le fait que j’étais homosexuel, je pouvais donner un éclairage différent du leur. Et je pensais que mon éclairage pourrait être quelque chose de positif pour cette fille (...) »

Et une éducatrice raconte à propos d’un résident dont elle sait que la mère est lesbienne :

« ... j’ai été attentive à la relation avec ce résident parce qu’il dit toujours : « Ouais, j’ai été avec ma mère et une amie », ma mère et une amie et moi je connais l’amie en question et je me suis même demandé si lui savait qu’elle avait une relation homosexuelle ou c’était simplement une amie. En tout cas ce qui est sûr c’est que moi quand je lui parle, je lui dis : « T’étais avec ta mère et Michelle » et puis lui il dit : « Oui, on a passé le week-end les trois ensemble » Et ça n’a jamais été plus loin, mais en tous cas, ce que j’essaye de faire, c’est de faire vivre ces deux femmes au niveau éducatif, parce que mes collègues parlent jamais de l’amie. Pour eux, ils ont un rapport avec la mère - le père est décédé - ils ont un rapport avec la mère, et puis c’est vrai que le fils parle tout le temps d’une amie, mais bon, une copine... Et moi je fais exister dans mon discours cette amie face à lui. (...) c’est mon engagement en tant qu’homo, c’est de faire exister ce couple, juste en la nommant, la femme, avec son prénom. »

Peut-être que ce sentiment d’être différent rend mes interlocuteurs particulièrement sensibles au pouvoir attribué au rôle éducatif, dans tous les cas ils ont tous abordé ce sujet au cours des entretiens.

Si une des femmes dit par exemple : « ... je me suis sérieusement posé des questions sur la légitimité de... la prétention de vouloir éduquer quelqu’un (...) », la deuxième de son côté pense que « ...c’est très important d’être conscient que dans notre métier on a du pouvoir et puis de réfléchir là autour et de toujours faire attention. On peut très vite vraiment être assez néfaste pour les personnes. » Et les deux hommes ont décrit en détails la fonction d’accompagnant. L’un d’eux la résume ainsi : « Par moment on est devant, par moment on est à côté, puis par moment on est derrière. Mais on doit être présent ». Ils opposent cette conception à l’idée de rééducation telle qu’elle était comprise anciennement. D’une manière analogue à Capul & Lemay (1999), mes interlocuteurs mettent l’accent sur leur volonté de ne pas aliéner les personnes dont ils ont la charge au nom d’une vision idéale de ce que devrait faire (être) l’Autre.

Une des femmes, qui après deux essais infructueux a finalement été admise à l’école sociale tout en faisant valoir ses activités au sein d’une association lesbienne, a rappelé le rôle que les éducateurs peuvent prendre face à la société :

« ...les travailleurs sociaux sont les liens quand même entre des personnes qui sont précarisées et la société et l’Etat. Y a certaines personnes qui n’ont pas le pouvoir momentanément, de pouvoir s’exprimer, et j’estime qu’en tant que travailleuse sociale, c’est à moi aussi de m’engager pour faire entendre ces personnes-là. C’est quelque chose qui n’est pas seulement de la relation individuelle, mais de la relation collective (...) ». Elle ajoute qu’à ses yeux « pour être travailleuse sociale, je pense qu’il faut absolument avoir un regard critique sur les institutions ».

3.4.5. Discussion de l’hypothèse n°2 - valeurs et normes institutionnelles

La question liée à cette hypothèse cherche à comprendre en quoi le fait de rendre « visible » son identité homosexuelle peut entrer en tension avec le rôle généralement attendu d’un éducateur dans le contexte institutionnel. L’hypothèse suppose que certaines représentations du rôle des institutions et des éducateurs peuvent entrer en opposition avec la conception d’une identité homosexuelle ouvertement vécue par les éducateurs dans le cadre de leur fonction.

Dans les faits, mes interlocuteurs mentionnent que l’homosexualité fait fréquemment l’objet d’un « tabou » au sein des institutions. On en parle peu et soulever la question ne va pas sans conséquences. Ce sujet semble susciter l’inquiétude, en particulier face aux regards extérieurs susceptibles de porter un jugement sur l’institution. Ces craintes apparaissent à plusieurs niveaux et se traduisent par exemple par le « silence » qui entoure cette sexualité, par les réactions que cela suscite chez les collègues et la direction lorsque le sujet est abordé (inquiétudes, demandes d’explication, sujet considéré comme non pertinent). Dans ce contexte, mes interlocuteurs prennent pour acquis le fait que la « visibilité » de leur identité est le plus souvent mal venue, surtout face aux résidents.

La majorité de mes interlocuteurs pensent que la direction de leur institution, ainsi que leurs collègues craignent de faire l’objet de sanctions sociales au cas où ne serait pas respecté ce qui semble apparaître comme un devoir : ne pas « encourager » l’homosexualité. En fonction des préjugés existant à leurs avis sur la question - en particulier la « diffusion contagieuse » de l’homosexualité - cela se traduit au sein des institutions par le fait d’éviter de parler ouvertement d’homosexualité et de mettre en contact des résidents avec des personnes « visiblement » homosexuelles.

Ces craintes pourraient se comprendre de plusieurs manières. D’une part, il semblerait que les préjugés associés à l’homosexualité soient présents dans le monde de l’éducation comme partout ailleurs et, d’autre part, le « modèle » que représente un éducateur gay ou lesbienne ne paraît pouvoir être considéré comme légitime. De ce point de vue, la personne homosexuelle paraît être perçue comme hors-norme face à une conception traditionnelle des rôles socio-sexués et de la famille qui semble dans une certaine mesure fonctionner de manière implicite.

Il est possible que cette position des institutions puisse s’expliquer par le rôle social de « mise en ordre » et de maintien de la structure sociale dont elles sont communément implicitement et explicitement investies, de même qu’un de leurs objectifs centraux est la socialisation des personnes qui leurs sont confiées. Ceci les incite probablement à se conformer à la « norme » dominante, au prix de l’abandon de certains principes égalitaires ou valorisant la différence, lorsqu’elles sont confrontées à la question de l’homosexualité.

Les éducateurs, de leur côté, représentent l’institution aux yeux de l’extérieur puisqu’ils en sont les membres et, de ce point de vue contribuent à la création et au maintien de son image publique. Ce sont également eux qui sont en charge des actions éducatives et par là transmettent un certain nombre de valeurs aux personnes dont ils ont la charge. Dès lors, il est possible de réaliser qu’un éducateur ouvertement gay ou lesbienne puisse être perçu comme sortant de la « norme » au point que l’institution en soit embarrassée et que ses membres réagissent à cet égard.

3.5. Le contexte relationnel en lien avec l’homosexualité

Le contexte relationnel fait état du climat, des attitudes et des réactions en rapport avec l’homosexualité rencontrés par mes interlocuteurs dans le cadre des relations avec leurs collègues de travail. Il inclut également les préjugés et les stéréotypes dont mes interlocuteurs pensent que leur milieu professionnel n’est pas exempt. Certains points mentionnés dans ce chapitre sont en lien étroit avec le contexte institutionnel ; je les ai introduits ici parce qu’ils prennent leur force dans la réalité au travers des relations interpersonnelles.

3.5.1. Préjugés, stéréotypes et humour homophobes

Mes interlocuteurs ont cité certains stéréotypes et préjugés présents dans notre culture concernant les homosexuels. Ceux-ci contribuent à désigner les gays et les lesbiennes tels qu’ils seraient censés paraître. Une lesbienne par exemple peut se voir attribuer l’image de « la femme qui est garçon manqué, (...) qui fait masculine, qui n’a pas trop de féminité, de douceur (...) » Les préjugés participent également à l’attribution de certains comportements aux homosexuels ; on prête par exemple aux gays : « (...) une idée de superficialité, et de changement de partenaires fréquent ». A ce sujet, l’ensemble des interviewés ont relevé le préjugé associant pédophilie et homosexualité. Ils pensent qu’il prend une importance particulière dans l’éducation. Un des hommes rappelle à cet égard qu’« il y a un très grand problème au niveau du vocabulaire, on confond pédérastie, pédophilie, homosexualité, bisexualité, tout est mélangé. On confond tout. »

Ces stéréotypes entrent régulièrement en ligne de compte lorsque s’établissent des relations interpersonnelles entre personnes hétérosexuelles et homosexuelles. A ce sujet, une des éducatrices raconte cette anecdote :

« ...une copine de classe (de l’école sociale) vient vers moi et me dit : « Mais écoute, moi, c’est vite vu, je veux dire, les lesbiennes, elles sont spéciales, tu les reconnais tout de suite ! Tu vois moi, je vais dans un endroit avec des lesbiennes, je me sens mal à l’aise, tout de suite, il y a un rapport bizarre et tout, alors qu’avec toi, tu vois je pourrais aller n’importe où. Y aurait aucun problème ! » Et là je me suis dit, il ne faut pas rater le coche et j’ai dit : « Je suis lesbienne ». Et je crois que cette fille... encore aujourd’hui, quand elle me voit, elle me dit : « Tu sais alors là, j’ai pris une claque hein...(...) » »

Si les préjugés et les stéréotypes sur l’homosexualité peuvent avoir des effets sur la perception des personnes ne connaissant pas la réalité homosexuelle (en créant une image considérée comme réelle), ils agissent également sur mes interlocuteurs. Ceux-ci appréhendent à l’avance les effets que ces préjugés pourraient avoir à leur encontre :

Une des femmes dit à ce sujet : « Il ne faut pas oublier que les gens, ils ont toujours une image stéréotypée de ce qu’ils ne connaissent pas (...) » Elle pense également que selon le contexte, « ...le fait que j’aie une réaction agressive serait mis sur le fait que je suis lesbienne par exemple (...) » Et l’autre femme raconte ceci : « J’avais peur que mon stage de 3ème année avec des adolescentes soit remis en question, en me disant « Mais elle va se retrouver dans des entretiens avec des filles seules » et tous les fantasmes des gens quoi, je veux dire. Alors que c’est tellement injuste parce que... on ne se pose pas la question chaque fois qu’un éducateur fait un entretien avec une résidente s’il va lui sauter dessus. (...) On fait confiance à cette personne et puis voilà, tandis... alors qu’il y a encore un tel tabou autour de l’homosexualité, que tout de suite, heu, ça peut prendre des trucs un peu démesurés (...) »

Trois des personnes interviewées ont parlé de l’humour ou des remarques homophobes qui font de temps à autre partie de leur quotidien professionnel. Ces commentaires sont susceptibles de blesser mes interlocuteurs. Voici par exemple une anecdote racontée à ce sujet par une des éducatrices :

« ...une fois j’étais fâchée, soit disant une nana qui avait un copain qui était une « folle furieuse » (...), un pédé, une pédale et je ne sais pas quoi puis avec des petits gestes et tout et puis tout le monde autour de la table disait : Ouais, (...) c’était assez insultant. Moi, j’ai bondi, j’ai pris ma veste et je me suis cassée, les autres ont vu que je pétais un plomb, mais je n’ai pas demandé d’explications ultérieures, on m’a pas demandé de choses donc ça s’est arrêté là. »

A côté de cela, ce type de réflexions, de la même manière que les blagues sexistes, peut participer à la création d’un environnement hostile envers les personnes à qui elles sont adressées (Friskopp, 1995). Nous verrons plus loin que l’humour et les remarques homophobes contribuent dans certains cas à la construction de la représentation des limites de la tolérance de l’entourage professionnel par mes interlocuteurs.

3.5.2. Rappels à l’ordre

J’ai mentionné dans le cadre du contexte institutionnel, l’importance du silence susceptible d’entourer l’homosexualité dans l’éducation. Lorsque l’on touche la problématique du « coming-out » au niveau individuel, ce « silence » semble se traduire par la réprobation sociale que risque de rencontrer l’éducateur homosexuel dès le moment où il parle ouvertement de ce sujet. Mes interlocuteurs affrontent alors fréquemment des réactions qui tendent à les rappeler à l’ordre, autrement dit, à la discrétion.

Une des éducatrices signale par exemple : « Parce qu’il suffit de dire : « Je suis lesbienne » ; moi, on m’a souvent renvoyé : « Mais tu fais du prosélytisme, tu fais de la pub ou quoi ? » Je ne fais pas de la pub, je dis quelque chose, tu n’as pas besoin de dire que tu es hétéro. »

L’autre éducatrice relève, à propos de deux travaux qu’elle a réalisés sur l’homosexualité lors de ses études, que son professeur les a jugés différemment en fonction de leur angle d’approche. Le premier - dans lequel elle n’avait pas mentionné sa propre identité - était centré sur le thème de l’homosexualité à l’école et concluait « ...qu’il y avait une négligence éducative (...), par rapport aux jeunes » dans ce domaine. Il a été très apprécié par son professeur, entre autres parce que ce travail parlait d’un sujet : « ...trop longtemps et trop souvent négligé ». Le deuxième travail - dans lequel elle avait précisé son identité sexuelle - se préoccupait de la visibilité des enseignants gays et lesbiennes et des questions que ceux-ci se posent à ce sujet. Dans ce cas dit-elle, l’enseignant, qui avait apprécié le premier travail, a interprété le deuxième « ...comme si c’était une revendication, (...) je m’étais placée de l’autre côté de la barrière, donc ça devenait une revendication. (...) c’était trop agressif, c’était pas assez large parce que je n’avais pas interrogé les élèves... tu vois, y’avait plein de défauts. Le plus grave défaut qu’il a trouvé, c’est que c’était trop revendicatif justement. Qu’il y avait trop de parti pris. Alors qu’avant, cela n’avait pas du tout dérangé que j’aie pris parti d’une façon très claire (...) »

3.5.3. Les appréhensions des collègues face à l’homosexualité

Nous l’avons vu auparavant, certaines personnes peuvent prendre peur lorsqu’elles sont confrontées à l’homosexualité. A la fois pour des raisons en rapport avec le contexte institutionnel, mais également du fait de leurs croyances personnelles à ce sujet.

Un des éducateurs qui est intervenu dans un colloque en suggérant de mettre en contact une jeune femme avec un groupe de soutien pour les jeunes homosexuels, explique que, suite à son intervention, un de ses collègues « ...est allé vers le directeur en lui disant : « Mais écoute, c’est quoi cette histoire, y veut amener (...) cette fille en contact avec... la mettre en contact avec des homosexuels, c’est quoi, par rapport à sa propre identité ? - donc il parlait de moi là - qu’est-ce que ça veut dire, t’imagines les risques ? Par rapport à la famille... » En discutant avec son collègue, l’éducateur s’est rendu compte que celui-ci avait, d’une part peur des réactions que l’extérieur pourrait avoir par rapport à l’institution, et d’autre part « ...il voyait plein de dangers, mais il n’arrivait pas à expliquer quels dangers, (mon interlocuteur lui a ensuite demandé) : « Mais alors, tu as peur de quoi, de la contamination ? » Puis il (le collègue) me dit : « Ouais, c’est ça ». Alors bon, j’ai essayé (dit mon interlocuteur) de lui expliquer qu’on devient pas homosexuel par contamination, qu’on l’est ou on l’est pas, qu’une personne qui ne l’est pas, si on la met dans un milieu homosexuel, elle va pas virer homosexuelle pour autant. Mais apparemment, c’est pas quelque chose qu’il peut entendre (...) »

Ces craintes liées à l’homosexualité peuvent avoir de sérieuses conséquences. La personne citée ci-dessus a perdu son premier emploi à la suite de la révélation, par une de ses anciennes collègues, de son orientation sexuelle à la direction :

« J’ai été convoqué dans le bureau de la directrice et puis cette dernière m’a posé la question de but en blanc, elle m’a dit : « Ecoute, je suis assez embêtée, y a une éducatrice qui m’a dit qu’une fille lui avait dit t’avoir vu dans un bar homosexuel en ville. Alors, j’aimerais savoir si tu es homosexuel ou pas ? Est-ce que c’est vrai ou c’est pas vrai ? » Alors ben je lui ai dit que c’était vrai, j’avais été dans ce bar une ou deux fois, je lui ai dit qu’en effet, j’étais homosexuel, que ça ne me posait aucun problème au niveau privé ni professionnel. Puis, que je ne voyais pas très bien pourquoi elle me posait la question. Et bon, on a discuté un petit moment là-dessus et enfin le résultat, c’était : « Oui mais tu comprends, j’ai déjà fait des expériences qui ont été négatives avec des personnes comme ça, donc je suis désolée, mais ça remet en question ton stage à long terme ou ta formation, je ne sais plus exactement quel était le terme ici, dans cette institution. Un mois plus tard, je recevais une lettre de l’organe de contrôle des éducateurs me disant que « étant donné que j’ai pas de diplôme etc. », je ne peux plus continuer à travailler dans ce domaine. Et puis bon, moi j’étais vraiment sous le choc. Alors, l’image exacte, c’est... j’avais l’impression d’avoir l’étoile jaune sur moi. C’était exactement ça, c’était comme les juifs pendant la guerre. C’était ça. J’avais l’impression d’être étiqueté comme le juif qui arrive au travail, qui arrive avec son étoile et puis que le directeur lui dit : « Ecoute, c’est pas que je t’aime pas, j’ai rien contre, mais faut comprendre, heu, dans notre institution c’est pas possible, on prend trop de risques, enfin, c’était dans le style. Alors voilà donc j’ai dû arrêter et puis ça m’ a pas découragé, bien au contraire... »

Lorsque je lui ai demandé ce qui inquiétait sa directrice, il a répondu :

« ...j’ai compris qu’elle voulait éviter tous risques par rapport à l’intérieur (de l’institution) (...) Puis, quand je lui ai posé la question directement, elle m’a répondu que c’était dans l’ambivalence que se situait le problème. Que les jeunes sont, sont très finauds pour ressentir les choses et qu’une ambivalence sexuelle avec des adolescents, qui sont peut-être en recherche à ce niveau-là, on leur donnerait une image qui est négative, enfin bref. »

Ces deux exemples aident à mieux comprendre comment les contextes institutionnel et relationnel s’articulent et peuvent conduire à des attitudes discriminantes à l’égard de personnes homosexuelles.

On retrouve ici les croyances de base qui fondent l’homophobie et l’hétérosexisme : peur de la contamination, de la transmission de l’homosexualité (ou de caractéristiques non-désirables qui lui sont associées par la voie des préjugés et stéréotypes, ici l’ambivalence sexuelle) via une personne (l’éducateur) ou un milieu (un groupe de soutien aux jeunes gays et lesbiennes). Cette transmission est supposée être assurée soit par une volonté de « prosélytisme » attribuée aux personnes homosexuelles, soit par la simple confrontation à un modèle homosexuel (ici en l’occurrence, la personne de l’éducateur). Dans le deuxième exemple, il semble que la conjonction entre le point de vue homophobe d’une personne et son rôle de directrice de l’établissement ont conduit celle-ci à écarter un éducateur homosexuel de l’équipe.

3.5.4. La tolérance face aux éducateurs homosexuels

Les réactions de peur et d’exclusion que nous avons vues ci-dessus existent, mais paraissent somme toutes peu fréquentes. Ce qui semble prévaloir face aux personnes homosexuelles interviewées, c’est une certaine tolérance de la part de l’entourage professionnel.

L’éducatrice dont l’identité homosexuelle était connue à l’école dit de cette époque : « J’ai jamais eu de réactions directes de discrimination, au niveau des profs et au niveau des élèves (...) »

L’éducateur dont l’orientation sexuelle avait été révélée sur dénonciation à la direction a vécu une situation identique, dans la même institution, qu’il a rejointe quelque temps plus tard après un changement de direction, mais cette fois-ci les conclusions ont été différentes :

« Ce qui s’est passé, c’est qu’un ou deux mois après mon arrivée dans la maison, le directeur me convoque et me dit : « Ecoute, il faut quand même que je te dise, je suis au courant pour ton premier départ de l’institution, je suis au courant pour ton homosexualité... » Alors là, je l’ai tout de suite interrompu (...) en disant que j’irais jusqu’au procès si on se retrouvait dans la même situation. Là, il a calmé un peu le jeu en disant que pour lui, c’était... tant que ça ne posait pas de problème au niveau professionnel, il ne voyait pas en quoi ça le concernait, mais qu’il ne pouvait pas ne pas me le dire, vu que quelqu’un l’avait mis au courant. »

La même personne relève : « ...ça se passe très bien (sur sa place de travail), certains sont au courant d’autres pas, ils le sont probablement mais je le leur ai pas dit directement. Heu, ça pose aucun problème en tout cas au niveau de mes collègues. Heu... enfin, je crois. Je ressens pas d’animosité, ni de commentaires, ni d’indélicatesses de ce côté-là. Et au contraire, y en a plusieurs qui... que ça triture pas mal au fait... parce qu’ils se demandent vraiment, comment... qui a fait ça, a osé le dire au directeur ? Qui a osé en parler ? Parce qu’ils trouvent ça dégueulasse. Et d’un côté, moi ça me rassure aussi. »

Le deuxième éducateur dont l’homosexualité est passablement connue au sein de son institution ne rencontre pas de difficultés face à cela.

Malgré tout, cette tolérance ne paraît pas être synonyme d’une acceptation des éducateurs gays et lesbiennes. L’acceptation signifierait la reconnaissance d’un droit à la différence, alors que la tolérance est à comprendre ici comme une liberté « sous surveillance » accordée à la personne homosexuelle pour autant que sa différence n’entraîne aucune conséquence fâcheuse.

Aucun de mes interlocuteurs n’est certain de l’acceptation de son identité sexuelle par l’ensemble de son entourage professionnel en toutes circonstances. Plusieurs des interviewés expriment la crainte de ne pas être soutenus dans le cas où ils rencontreraient des difficultés sur leur place de travail en raison de leur identité sexuelle. Un contrôle semble s’exercer sur eux sous diverses formes, entre autres par la présence d’un « silence » consensuel et l’incitation à le respecter.

3.5.6. Discussion de l’hypothèse n°3 - réactions et attitudes de l’entourage

Cette hypothèse tente de répondre à la question suivante : comment les éducateurs gays et lesbiennes perçoivent-ils les réactions, les attitudes, et les remarques de leur entourage professionnel concernant leur identité sexuelle et l’homosexualité en général ?

L’hypothèse suppose que les réactions, attitudes et remarques de l’entourage professionnel sont perçues et interprétées par les éducateurs homosexuels en fonction de leurs expériences antérieures personnelles et professionnelles, mais aussi en fonction de la représentation qu’ils ont de l’homophobie susceptible d’être présente chez leurs collègues.

Mes interlocuteurs remarquent que les préjugés, les stéréotypes et l’humour homophobes ne sont pas absents de leur milieu professionnel. Ils constatent que leurs collègues peuvent avoir une image faussée des gays et des lesbiennes et éventuellement avoir des craintes irrationnelles à leur égard. Si quelquefois mes interlocuteurs peuvent faire l’objet de discriminations, à d’autres moments, ils rencontrent une attitude de tolérance. Cependant, lorsqu’ils prennent position ouvertement en tant que personne homosexuelle, cela suscite fréquemment l’inquiétude ou la réprobation parmi leur entourage professionnel.

Le risque d’être stigmatisé et les conséquences que cela implique préoccupent l’ensemble de mes interlocuteurs. Même lorsqu’ils n’ont pas vécu d’expériences négatives dans le cadre de leur travail actuel, ils supposent que leur entourage est susceptible d’avoir des réactions homophobes si les circonstances s’y prêtent. Dans l’objectif de se protéger des conséquences que cela pourrait avoir, certains de mes interlocuteurs se taisent et gardent leur identité secrète sur leur lieu de travail, d’autres mesurent leurs propos en fonction des personnes et des milieux à qui ils ont à faire (cf. discussion de la première hypothèse, ch.3.3.6.).

Il est intéressant de remarquer que l’éducateur qui a fait l’expérience de l’exclusion professionnelle est aujourd’hui parmi les quatre personnes interviewées, celui qui s’engage le plus explicitement au sein de son équipe pour une prise en charge respectueuse des personnes homosexuelles au sein de son institution. D’autres qui ont fait des expériences positives liées à leur identité sexuelle durant leur formation gardent actuellement le secret dans le cadre de leur travail. Il semblerait que les expériences antérieures de mes interlocuteurs qu’elles soient du domaine privé ou professionnel, bien qu’elles prennent une certaine importance comme nous le verrons dans le chapitre suivant, ne représentent qu’une partie des facteurs qui paraissent contribuer aux actions de mes interlocuteurs concernant leur degré de « visibilité » dans le cadre de leur travail.

3.6. Le contexte personnel en lien avec l’identité homosexuelle

Nous avons vu dans les chapitres précédents de quelle manière mes interlocuteurs peuvent percevoir et comprendre leur environnement professionnel lorsque celui-ci est confronté à l’homosexualité. Nous allons voir ici quels sont les sentiments de mes interlocuteurs face à leur propre situation autour de la problématique de la « visibilité » de leur orientation sexuelle.

3.6.1. Craintes fondamentales associées à l’homophobie

La peur d’être discrédité et celle d’être rejeté par leur entourage professionnel semblent être les deux motifs fondamentaux qui conduisent mes interlocuteurs à mentionner leur orientation sexuelle avec circonspection. Ces craintes sont présentes avec plus de force chez les personnes dont l’homosexualité est pratiquement inconnue sur leur place de travail, mais elles sont également ressenties par les deux autres personnes.

La crainte d’être l’objet de discrédit de la part de son entourage professionnel paraît être liée de près à la présence des stéréotypes et des préjugés qui déprécient l’image sociale des personnes homosexuelles. A différents degrés dans le cadre de cette étude, mes interlocuteurs traduisent leurs tentatives de se dissocier de ceux-ci, de conserver une image positive d’eux-mêmes et ils expriment leur volonté de donner une image constructive de l’homosexualité.

Une des éducatrices, qui envisage de faire son « coming-out » au travail à moyen terme, dit par exemple à ce sujet : « J’ai l’impression que certains aspects de ma personnalité pourraient accentuer cette image stéréotypée qu’elles (mes collègues) ont de la femme lesbienne en général. » Elle parle de ses craintes face à une modification de l’image de soi aux yeux des autres en raison du coming-out : « C’est toujours dur quand on fait le passage entre l’identité qu’ils avaient dans leur tête par rapport à moi et l’identité vraie (...) il faut qu’il y ait une continuité entre ma personne comme ils l’avaient imaginée et ma personne comme elle est vraiment. » Elle redoute également que la connaissance de son identité homosexuelle modifie les relations de travail avec ses collègues, sa directrice et les parents car dit-elle : « Ils ont pas la même idée de toi, donc forcément, il y a un changement de statut. Ça les oblige à un repositionnement ». Elle ajoute : « ...j’ai déjà parlé au boulot des problèmes que j’ai avec ma mère, mais je n’ai pas dit pourquoi sinon, cela va encore les conforter dans (une idée) forcément négative : que c’est forcément difficile à se faire accepter, que c’est normal que les gens réagissent comme ça ; alors que les parents ne réagissent pas forcément négativement. Comme ça, les gens se rendent compte qu’ils ont le choix dans la vie, ils ne sont pas obligés de faire une dépression. »

Dans certains, cas la crainte d’être l’objet d’une dépréciation peut s’allier à celle du risque d’être rejeté et former un amalgame de sentiments qui entretient l’appréhension.

Les deux personnes qui maintiennent leur identité homosexuelle secrète ont des soucis particuliers concernant leur place de travail. Une des deux, dont l’homosexualité était connue dans le cadre de l’école et qui par la suite est « re-rentrée dans le placard », motive sa décision comme suit : « Je n’avais pas envie qu’après je puisse ne pas être prise dans des places de travail à cause de ça. (...) Je ne voulais pas me scier dans le milieu du social, (...) parce que c’est un milieu très petit et que tu connais vite tout le monde et que t’as vite entendu parler de... et je me disais si on sait que je suis lesbienne... » Concernant sa place actuelle, elle explique ceci : « Si un résident te dit comme ça, « t’es homo ? » J’aimerais pouvoir dire oui. En même temps je ne suis pas seule dans ce rapport, il y a le reste de l’institution, il y a les parents, qu’est-ce que ça va donner ? Et puis, ça va pas en rester là, c’est sûr, cette personne va aller le dire aux autres, comment ça va être géré cette histoire ? Et moi, je ne fais pas confiance à mon équipe, peut-être à tort, mais enfin, je ne fais pas confiance, et ni à l’institution pour me soutenir et pour m’accompagner là-dedans, je veux dire... pour me soutenir quoi, me soutenir quelles que soient les réactions, si y’en a pas tant mieux, mais si y’en a, j’ai toujours le souci que je vais me retrouver seule. Et que pour finir que ce soit moi qui doive partir. Même si ce ne sera peut-être pas direct, on ne dira pas : « On te fout dehors », mais, je vais sentir une telle pression que pour finir, je vais...(devoir partir) »

Cette crainte de ne pas être soutenu en cas de difficultés par son équipe est également partagée par un des éducateurs bien que son identité homosexuelle soit connue dans une large mesure par ses collègues ainsi que par la direction.

3.6.2. Sentiments d’incertitude

A plusieurs reprises aux cours des conversations, mes interlocuteurs m’ont fait part de doutes quant au bien fondé de certaines de leurs craintes ou de la perception qu’ils ont des réactions des autres envers eux.

Une des éducatrices dit à cet égard : « (...) Parce que c’est trompeur, quand tu te poses en tant qu’homo, par exemple, les gens ils ont une réaction, mais tu ne sais jamais si c’est vraiment leurs réactions. Je ne sais pas comment t’expliquer... Enfin moi, je sens ça. Quand (...) je dis rien au début, il y a des gens qui te sortent des trucs complètement homophobes (...) et qui changent complètement de discours quand tu leur fais comprendre (que tu es concernée) (...) »

Pour les personnes qui n’ont pas fait de coming-out, cela pourrait s’expliquer par le fait qu’elles n’aient pas pu confirmer ou infirmer leurs craintes (avec les risques que cela comporte), mais il semble qu’un processus particulier lié à la stigmatisation puisse ici entrer en ligne de compte. Goffman explique à ce sujet que « ...cette incertitude ne provient pas simplement de ce que l’individu stigmatisé ignore dans quelle catégorie on le placera, mais aussi, à supposer que le placement lui soit favorable, de ce qu’il sait qu’au fond d’eux-mêmes les autres peuvent continuer à le définir en fonction de son stigmate. » (Goffman, 1975, p.25)

3.6.3. Sentiments de vulnérabilité

Tous mes interlocuteurs expriment un sentiment de vulnérabilité par rapport à leur identité socio-sexuelle. Ils parlent de l’homosexualité comme étant un « point faible » pouvant facilement être utilisé contre eux.

Une des éducatrices dit : « ...ça risque de se retourner contre moi, c’est-à-dire que n’importe quelle faute professionnelle - parce que c’est ça l’enjeu dans l’éducation - tant qu’on a un parcours sans faute, je pense que bon, ben on peut être homo, si on le crie pas sur les toits, mais si à un moment donné y a un problème, qui peut arriver à n’importe lequel d’entre nous... »

Professionnellement, ce sentiment est renforcé en raison du rapport hiérarchique, et du fait que les employés n’ont pratiquement aucune garantie d’être protégés juridiquement en cas de difficultés liées à leur orientation sexuelle.

L’autre éducatrice remarque à ce sujet : « Je n’avais pas envie de me cacher consciemment, mais en même temps je me demandais est-ce que... tu vois, comment est-ce que c’est perçu, est-ce que juridiquement il y a des protections ou pas, est-ce que les parents - si jamais quelqu’un le sait - est-ce qu’ils vont peut-être faire pression sur la direction pour que... tu vois, je n’arrive pas à savoir les gens comment ils se comportent, qu’est-ce qu’ils pensent au fond de leur tête. A mon avis, c’est une crainte qui n’est pas très fondée, parce que je ne sais pas s’il y a beaucoup de licenciements en raison d’homosexualité, je ne sais pas, je n’ai jamais entendu. Mais peut-être... »

Les enjeux liés aux différentes places qu’ont pu occuper mes interlocuteurs (étudiant, stagiaire, éducateur) entrent aussi en ligne de compte dans ce domaine. La même personne relève :

« Je me pose la question pourquoi est-ce que là (sur sa place de travail actuelle) je ressens ce blocage (face au fait d’exprimer mon orientation sexuelle). Quand j’étais à Paris, parce que je n’avais pas la crainte de perdre mon boulot, à mon stage, je l’avais dit. Parce que c’était un stage, c’était pas rémunéré, je n’étais pas chez moi, j’étais à Paris. »

3.6.4. Implications du maintien du secret

Maintenir le secret concernant son orientation sexuelle implique des contraintes importantes pour deux des personnes interviewées. Une des éducatrices dit à ce sujet :

« Moi je me sens pas libre tu vois, en fait c’est comme si toujours tu ne pouvais pas te présenter dans une relation avec les gens en étant toi-même, mais une représentation de toi.(...) C’est difficile à gérer.(...) Je préfèrerais que ce soit quand même dit, (...) parce que ce serait plus facile à vivre dans le sens où je n’aurais plus tout le temps à penser : oui, ça je peux le dire, puis ça je ne peux pas le dire, faire le tri dans tes pensées (...) » Elle ajoute : « Les gens, ils ont une image de moi, qui comprend le fait que je sois hétéro (...) et puis moi j’ai mon image à moi, j’ai mon vécu qui n’est pas hétéro du tout. (...) J’ai l’impression que j’entretiens de fausses conceptions, de fausses idées. »

L’autre éducatrice relève de son côté : « Je nie une partie importante de moi. C’est-à-dire, je ne fais pas exister une partie qui est importante de moi et qui a déterminé tout de même, d’une certaine manière une partie de ma vie. (...) je me dis : mais dans le fond, tous les autres ils ont le droit de dire qu’ils ont des copains, copines. Ils ont même le droit d’évoquer : je ne vais pas très bien aujourd’hui parce que je me suis engueulé avec ma copine, ils ont même le droit d’amener des trucs comme ça alors que moi : c’est le néant. Parce que ça, c’est violent dans les relations homos, parce que tout d’un coup quand tu as une rupture amoureuse, eh bien, tu dois, au niveau professionnel par exemple, ça n’apparaît pas. (...) Et puis je me sens pas toujours très à l’aise avec ça, parce qu’évidemment dans mon quotidien je suis avec des collègues qui parlent de leur enfant, de leur femme et puis simplement moi je ne parle pas, c’est tout. Je parle de tout sauf que j’ai une relation aussi avec une femme (...) »

3.6.5. Rapports personnels à la « norme » de l’ institution

La perception de l’écart qui peut exister entre soi et ce que mes interlocuteurs considèrent comme la « norme » de leur entourage professionnel paraît jouer un rôle important lorsqu’ils envisagent un « coming-out » sur leur lieu de travail.

Une des éducatrices dit de manière générale : « Le fait que la majorité des gens ne soient pas « out », ça prouve bien qu’il y a un malaise, parce qu’il y a de plus en plus de jeunes qui s’ouvrent plus facilement (...) mais par contre quand tu rentres dans le milieu du travail, surtout si tu es dans le milieu (...) de l’éducation, où il y a un rapport à la norme, et bien du coup ça referme. Il y a toutes ces craintes qui ressurgissent. »

Elle remarque aussi : « ...tu parles plus facilement à des jeunes, tu parles plus facilement avec des célibataires, enfin moi (...) tout ce qui s’éloigne un peu du centre donc de la norme pure et dure, (...) ça les rapproche un petit peu, ça les rapproche de toi et du coup, c’est plus facile. » De même, un des éducateurs dit : « Je me suis rendu compte que c’est beaucoup plus facile de faire un « coming-out » au niveau professionnel si tu es en couple que si tu ne l’es pas. »

L’éducatrice citée ci-dessus précise par rapport à son emploi actuel dans une crèche : « C’est vraiment une institution qui est très « centre » qui est très..., même si elle n’est pas normative en soi, ben, elle renvoie aux normes (...) aux configurations normales de la société. De la famille en gros. Donc là, j’ai beaucoup plus de peine. (...) Cela dépend aussi de l’image que tu as de cette institution. De l’image que cette institution est censée donner de la famille, de l’enfant, des éducateurs. (...) je me sens très en décalage par rapport à ça.(...) les collègues ne sont presque que des femmes, presque toutes mariées. (...) Ils y a une trop grande distance entre ce qu’elles racontent et ce que je pourrais raconter (...) pour l’instant je n’ai pas parlé du fait d’être homo, parce que c’est trop centré sur ça : sur la famille. J’ai l’impression que cela ne leur passe même pas par l’esprit qu’il puisse y avoir autre chose. »

D’autres milieux professionnels offrent selon elle, « un contexte plus ouvert à la différence », comme par exemple les institutions qui s’occupent des handicapés ou la communauté des sourds : « Si tu t’occupes des enfants dans ton travail, ce n’est pas comme s’occuper des handicapés qui sont de toute manière... qui ont déjà eux des différences et puis ils demandent déjà le respect de la différence eux-même, parce qu’ils sont différents (...) » Elle ajoute : « ...s’il y avait eu un problème (en raison de son identité sexuelle), ben j’avais qu’ à leur rétorquer ben, écoutez : « Vous ne faites que parler de respect de la différence etc., on s’occupent de personnes qui sont différentes de la majorité (...) vous ne voulez pas me dire qu’il faut que je me conforme ! »

3.6.6. La « dynamique de l’aveu »

Au cours des interviews, l’ensemble des personnes ont parlé de la discussion qui à pour objet la révélation de leur homosexualité à leur entourage. Elles l’on désignée lors des entretiens par une phrase du type : « J’ai quelque chose à te dire... »

Un des éducateurs dit à ce sujet : « Moi, j’étais chaque fois soulagé quand je voyais que les gens l’apprenaient (par un tiers dans le cadre de son travail). J’étais soulagé de pouvoir le dire sans l’avouer. Parce que c’était justement un petit peu, « vous savez, je suis homosexuel... » Lorsque je lui ai demandé pour quelle raison il employait le terme d’« aveu » dans ce cas-là, il m’a expliqué ceci : « ...à un moment donné ça a été comme ça. Chaque fois que je le disais, j’avais l’impression que c’était un aveu. Et probablement ça reste quoi, y a encore un petit peu de ça. Pour contre-balancer ça, je n’ai vraiment pas envie de le dire, de le faire comme ça .(...) C’est un sentiment quelque part de culpabilité, qui m’a été transmis essentiellement par ma mère, mais aussi par mes parents en général. Et puis bien sûr par l’éducation, par l’école. Quand ado, tu te fais traiter de pédé, et que tu sais que quelque part tu es concerné, qu’ il y a quelque chose qui cloche, qui n’est pas plaisant... à un moment donné dans ma vie, je me suis dit : je suis un monstre ; au début de l’adolescence. »

Une des éducatrices a fait également référence à son passé lorsque je lui ai demandé pour quelles raisons elle employait ce mot : « Un aveu, cela veut dire que tu as quelque chose à te faire pardonner. Si tu remontes aux idées chrétiennes, de l’aveu, la confession. Et moi, je n’aime pas ça, c’est aussi parce qu’avec ma mère quand je lui ai dit (que j’étais lesbienne), c’était vraiment, c’était pas vraiment : « j’ai un truc à te dire.. », mais c’était quand même négativement connoté parce que j’étais furax et puis qu’on s’est engueulé à cause d’(une jupe) (...) moi je voulais qu’elle comprenne que je ne voulais pas mettre ça, puis elle, elle me parlait du sida, enfin bon, on était complètement en décalage et puis je me suis dit... ça m’a tellement mis en colère que c’est sorti d’un façon maladroite et puis mal faite (...) suivant comment ça se passe, cela va amener des trucs négatifs chez l’autre personne et puis, c’est pas bien. Elle l’a cru, donc elle a voulu m’envoyer chez le psy je ne sais pas combien de fois. »

Ces deux descriptions peuvent donner une idée de l’importance que prend cette discussion aux yeux de mes interlocuteurs. Celle-ci ne paraît pas être une action que l’on pourrait isoler, mais plutôt un acte qui semble investi d’un sens construit au travers de l’histoire personnelle et qui s’inscrit, entre autres, dans l’univers socio-familial de mes interlocuteurs.

L’éducatrice citée ci-dessus explique son point de vue et ses sentiments par rapport à cette question aujourd’hui : « Tu te confortes et tu confortes les autres dans l’idée que c’est un truc pour lequel tu dois te faire pardonner (...) moi je me sens pas bien, c’est quelque chose qui me met mal à l’aise, je ne sais pas (...) c’est lié à comment je me sentais avant, (...) je ne me sens pas adéquate, je me sentais en décalage par rapport à ce que les autres voulaient que je sois et que je n’étais pas. Ce sentiment d’inadéquation qui dérive après dans la honte (...) ça fait référence à ça, à l’intérieur, tout ce que j’étais avant et que j’ai envie de larguer (...) »

Dans le cadre de cette recherche, je nommerais ce processus décrit par mes interlocuteurs : la « dynamique de l’aveu ». A de nombreuses reprises les personnes interviewées ont utilisé des termes impliquant des notions s’y rapportant telles que : la faute, l’erreur, la culpabilité, la responsabilité, la honte, la confession, le mensonge (par omission), la punition, le pardon, le rachat, le déni (pour se protéger).

Si l’on se reporte à la définition du terme « avouer » qui signifie simultanément : « Reconnaître que l’on a dit ou fait quelque chose de mal ; reconnaître comme vrai ; reconnaître comme sien » (Petit Larousse, 1972, p.80) ; il est aisé de comprendre à quel point, en fonction du contexte social stigmatisant lié à l’homosexualité, l’acte qui vise à révéler son orientation homosexuelle peut prendre des significations complexes et n’est pas toujours bien vécu par mes interlocuteurs.

Foucault parle à cet égard de l’aveu comme d’« (...) un rituel de discours où le sujet qui parle coïncide avec le sujet de l’énoncé ; c’est aussi un rituel qui se déploie dans un rapport de pouvoir, car on n’avoue pas sans la présence au moins virtuelle d’un partenaire qui n’est pas simplement l’interlocuteur, mais l’instance qui requiert l’aveu, l’impose, l’apprécie et intervient pour juger, punir, pardonner, consoler, réconcilier ; un rituel où la vérité s’authentifie de l’obstacle et des résistances qu’elle a eu à lever pour se formuler ; (...) » (1976, p.82-83)

Dans ces circonstances, transformer « un aveu » honteux de son homosexualité en un « coming-out » constitutif d’une « fierté » homosexuelle, n’est pas des plus faciles. La frontière entre ces deux sentiments peut d’ailleurs se révéler mouvante et délicate à définir.

Ainsi chacun de mes interlocuteurs, à sa manière et en fonction des circonstances, semble opposer des arguments spécifiques capables d’entrer en résistance face à cette « dynamique de l’aveu ».

Par exemple, en refusant d’adopter une position inférieure :

Une éducatrice explique : « (...) je n’ai plus envie de dire aux gens : « Ecoute, il faut que je te dise quelque chose, tu sais, je suis un peu différente et tout... » Non, j’ai plus envie : cette femme-là, je l’ai présentée : « Tiens Magali, c’est ma collègue, tiens Miguelle, c’est ma compagne. » Et puis voilà et je n’ai pas été plus loin, on en a plus jamais rediscuté, mais c’est clair et net quoi (...) » Elle explique pour quelle raison elle agit ainsi : « J’ai plus tellement envie de me fragiliser d’une certaine manière parce qu’il y a quand même quelque chose de cet ordre-là. (...) Si je disais aux gens : « j’ai quelque chose de particulier à dire », c’est comme si je me mets dans une position un peu fragile et je me mets en position que ça dépend un peu de leur bon vouloir, est-ce qu’ils vont être ouverts ou pas. » De son côté, un des éducateurs relève qu’en cas de difficultés liées à son orientation sexuelle sur son lieu de travail, il va « essayer, non pas de se justifier, mais de s’expliquer, parce que dès le moment où on se justifie, on se disqualifie »

En résistant à l’idée de confession (le devoir de dire) :

Un éducateur remarque : « Je ne fais pas de note de service pour dire que je suis homosexuel » et il explique « (...) je n’avais pas envie (de dire : je suis homosexuel...), parce que c’est vrai depuis le début, les gens n’ont pas à dire qu’ils sont hétéros, je ne vois pas pourquoi je dois dire que je suis homo. C’est un petit peu... presque un combat, j’ai pas à dire comme ça : je suis homosexuel. Je vis avec un copain, ou je fais l’amour avec des hommes, mais voilà. Je ne vais pas dire, je suis homosexuel. »

En refusant de respecter un silence « honteux » (le devoir de cacher) :

Un autre éducateur dit : « Y a des personnes avec qui j’ai envie d’en parler, d’autres, j’en vois pas l’utilité. Mais, je ne vois pas pourquoi je n’en parlerais pas. Ce n’est pas la même chose. »

Et finalement, en cherchant à dédramatiser la situation :

Une éducatrice spécifie en s’imaginant son futur « coming-out » auprès de ses collègues : « Ce doit être un truc où il n’y a pas trop de poids donné à la chose, mais que ce soit quand même clair. »

Toutefois, lorsque cette « dynamique » entre en ligne de compte dans les relations professionnelles, elle met la personne homosexuelle dans une situation inextricable. Voici par exemple ce que raconte une personne dont l’identité homosexuelle est largement connue sur sa place de travail, mais pas par les résidentes : « ...cela m’aurait posé aucun problème au départ de le dire et puis que ça passe comme ça, mais maintenant, comme ça n’a pas été fait dès le départ, je ne pense pas que ce soit une bonne chose de larguer ça comme ça, maintenant... Lors d’un colloque des filles leur dire : « Maintenant faut quand même que je vous dise, je sors pas avec des filles mais avec des garçons » Je trouverais ça complètement aberrant. » Si les résidentes venaient à connaître son identité, il dit : « ...je ne nierais pas, je dirais la vérité, avec le risque qu’en disant la vérité a posteriori, c’est-à-dire que je ne l’ai pas dit au départ quand je suis arrivé, donc les filles ne sont pas au courant, et elles seront mises au courant par la suite, elles auront l’impression d’avoir été trompées. Et cette impression d’avoir été trompées pourrait se retourner contre moi. Dans le sens où elles me disqualifieraient, elles n’ auraient plus confiance probablement parce que j’aurais pas joué franc jeu (...) »

A ce sujet Halperin remarque que : « Le placard est également le lieu d’une indépassable contradiction car il est à la fois trop tôt et trop tard pour en sortir. On voit que c’est toujours trop tôt à la fréquence avec laquelle l’affirmation de votre homosexualité est accueillie par un geste impatient, qui peut prendre une forme agressive - « Pourquoi ressens-tu la nécessité de nous jeter ça au visage ? » - (...) Néanmoins, quand vous sortez du placard, c’est toujours trop tard, parce que si vous aviez été honnête, vous l’auriez fait bien plus tôt. » (2000, p.51)

3.6.7. Discussion de l’hypothèse n°4 - facteurs intervenant sur le degré de « visibilité »

Maintenant que nous avons pu prendre connaissance de l’ensemble des informations liées aux trois contextes - institutionnel, relationnel et personnel - il est possible d’apporter des éléments de réponses à la question de savoir quels sont les différents enjeux présents pour une personne homosexuelle lorsqu’il s’agit de faire part de son orientation à son entourage professionnel : en fonction de quels facteurs les éducateurs optent-ils pour un comportement plutôt qu’un autre en ce qui concerne le degré de « visibilité » de leur identité homosexuelle ? L’hypothèse qui s’y rattache suppose qu’il existe plusieurs facteurs possibles motivant leurs actions (en parler ; le faire savoir sans entrer en discussion ; maintenir le secret etc.). Le besoin de réalisation de soi et le sentiment de sécurité lié à la tolérance de l’entourage professionnel pourraient faire partie des facteurs encourageant à faire part de son identité homosexuelle.

Les craintes liées à la stigmatisation (rejet et discrédit) et les conséquences que ceci peut impliquer paraissent être à la base des actions de mes interlocuteurs en ce qui concerne la « visibilité » de leur identité sexuelle. Après avoir analysé l’ensemble de leurs discours, il est possible de mettre en évidence deux points centraux autour desquels se joue cette question :

· le maintien de l’estime de soi en tant que personne homosexuelle qui incite à s’exprimer · le sentiment de vulnérabilité objectif ou subjectif lié à la stigmatisation qui incite à se protéger

Le maintien de l’estime de soi semble une donnée importante pour mes interlocuteurs. Ceci est perceptible au travers du désir de donner une image positive de soi, de se distinguer des stéréotypes, de lutter contre les préjugés, de refuser des points de vue stigmatisants face à l’homosexualité, et par extension, de s’engager en faveur d’autres personnes homosexuelles dans le cadre de sa profession. Ce désir semble également contribuer à la manière dont mes interlocuteurs choisissent de transmettre l’information sur leur identité en résistant à la « dynamique de l’aveu » identifiée dans le chapitre ch. 3.6.6.

Le sentiment de vulnérabilité paraît être généré par l’homophobie et l’hétérosexisme présents dans notre culture.

Les trois contextes institutionnel, relationnel et personnel peuvent être reliés dans une certaine mesure avec les trois niveaux du contrôle social définis dans la partie théorique sur le contrôle des sexualités selon la grille présentée dans le chapitre 2.2.2. Ce sont respectivement le contrôle formel qui s’exerce via l’institution, le contrôle relationnel qui s’exerce via les collègues et finalement le contrôle individuel qui représente l’intériorisation du contrôle social par mes interlocuteurs.

Au niveau du contexte institutionnel, la forte présence des modèles « traditionalistes », le rôle de modèle représentatif attribué à l’éducateur, la conviction que l’homosexualité est considérée comme problématique et suscite l’appréhension, le « silence » qui l’entoure, et le sentiment d’être hors-norme que partagent mes interlocuteurs, sont des points qui tendent à les dissuader de mettre le sujet sur la table. Cela incite également certains d’entre eux à garder leur identité sexuelle secrète et dans tous les cas, cela est décisif dans le choix de ne pas faire état de son orientation auprès des résidents.

Le type de population dont s’occupe l’institution paraît aussi jouer un rôle. Mes interlocuteurs pensent que l’importance de la conformation aux normes et la perception des « risques » liés aux préjugés associés à l’homosexualité par l’institution diffèrent selon la population prises en charge. Il semble moins difficile à mes interlocuteurs de parler de leur orientation lorsqu’ils travaillent avec des adultes ou des handicapés qu’avec des jeunes ou des enfants.

En ce qui concerne le contexte relationnel, il peut arriver qu’il contribue à renforcer les messages institutionnels hétérosexistes par la voie du contrôle social relationnel. Par exemple, lorsque les collègues font des remarques homophobes ou considèrent le fait de mentionner son identité homosexuelle comme du prosélytisme. Ici, ce qui décourage mes interlocuteurs à exprimer leur identité, ce sont l’humour, les remarques, les préjugés et les stéréotypes homophobes. Ce sont les sentiments de gêne, la réprobation ou les craintes que traduisent les collègues à l’égard de l’homosexualité qui vont les retenir de parler de leur identité ou de prendre position en faveur d’une prise en compte positive de l’homosexualité dans les pratiques éducatives. Ceci peut également être renforcé par la conviction qu’en cas de difficultés liées à leur identité, mes interlocuteurs ne seront pas soutenus par leur équipe.

Mais le contexte relationnel est aussi le lieu où vont pouvoir se créer des liens de confiance, voire des amitiés qui incitent mes interlocuteurs à se découvrir et à faire part de leur identité de manière plus ou moins sélective. C’est dans ce contexte également qu’il peut arriver qu’un débat constructif s’engage sur la question de l’homosexualité et de la pratique éducative.

Dans le cadre du contexte personnel, c’est l’expérience de vie liée à l’homosexualité et l’intériorisation du contrôle social au niveau individuel autrement dit dans notre cas de l’homophobie intériorisée qui paraît participer aux sentiments de vulnérabilité de mes interlocuteurs et les portent à organiser leur vie en conséquence. Cette organisation se traduit essentiellement par la mise en oeuvre de tactiques de protection de la sphère personnelle dans l’objectif de ne pas subir les effets liés à la stigmatisation que mes interlocuteurs anticipent. Ces tactiques qui répondent à la perception d’un climat social homophobe semblent contribuer au sentiment d’isolement de certains de mes interlocuteurs.

L’hypothèse telle que je l’avais émise se confirme partiellement. Il existe effectivement différents facteurs contribuant à l’établissement du degré de « visibilité » de mes interlocuteurs, cependant ceux que j’avais imaginés comme étant les principaux ne résistent pas à l’analyse. Les deux facteurs que j’avais proposés - besoin de réalisation de soi et sentiment de sécurité - n’avaient pas été clairement définis au moment de l’élaboration de la problématique. D’un côté, l’expression de « besoin de réalisation de soi » ne correspond pas exactement à ce qu’on décrit mes interlocuteurs. Leurs témoignages me conduisent à penser que c’est plutôt le maintien de l’estime de soi qui semble entrer en jeu à ce niveau-là. De l’autre côté, le « sentiment de sécurité lié à la tolérance de l’entourage professionnel », bien qu’il fasse référence à une idée de vulnérabilité, n’est pas une définition vraiment appropriée. Premièrement le sentiment de sécurité qui pourrait rassurer les personnes souhaitant faire part de leur identité sexuelle sur leur place de travail apparaît dépendant d’un ensemble complexe de facteurs qui s’étendent au-delà de la sphère professionnelle. Deuxièmement, le terme de tolérance n’est pas à proprement parler susceptible d’inspirer un sentiment de sécurité suffisant aux gays et aux lesbiennes, il indique plutôt qu’il existe une zone de « non-agression » dont les limites sont variables et dépendantes du bon vouloir de l’entourage professionnel ; ce qui laisse une large liberté à l’institution d’exercer à l’égard de l’homosexualité (et éventuellement des personnes homosexuelles) un pouvoir discriminant dont la légitimité se base sur « la norme » sociale dominante.

3.7. Stratégies et compromis liés à l’identité homosexuelle

Ce chapitre aborde la façon dont mes interlocuteurs expliquent leur position face à la question de la « visibilité » de leur identité sexuelle et de leur engagement face à celle-ci, ainsi que la manière dont ils établissent finalement un compromis entre les différents enjeux en présence.

3.7.1. Réflexions préalables au choix professionnel

Quel que soit finalement le choix de leurs options en matière de « visibilité », les conséquences d’une éventuelle stigmatisation des personnes homosexuelles font chez tous mes interlocuteurs l’objet d’une sérieuse réflexion. Certains y ont même pensé de manière spécifique avant de s’engager dans l’éducation.

Un des éducateurs dit à cet égard : « J’ai tout de suite vu le danger. Le danger par rapport à mon propre futur et par rapport justement à une formation (...) ». Il ajoute concernant l’éducateur homosexuel, que celui-ci doit : « ...penser aux moyens qu’il va utiliser le jour où il va perdre pied, parce que ça peut arriver. Comment il va réagir si tout d’un coup il se fait draguer par un des jeunes avec qui il travaille, comment il va faire le jour où il sera traité de pédé (...) »

L’autre éducateur qui a suivi sa formation à la fin des années 70, dit en faisant référence à l’école sociale : « ...j’imaginais des enseignants très homophobes, je ne me trompais pas (...) ». C’est une des raisons qui l’a incité à entrer à l’université, lieu qu’il considérait comme plus tolérant. Pour les mêmes motifs, il a préféré par la suite choisir de travailler avec une population d’adultes plutôt que de jeunes.

3.7.2. Stratégies et compromis liés à l’identité homosexuelle dans le cadre professionnel

Si mes interlocuteurs réfléchissent aux conséquences qui peuvent suivre la connaissance de leur homosexualité par leur entourage professionnel, aucun d’entre eux par contre ne paraît avoir préparé une stratégie dans l’objectif de réaliser un « coming-out » dans son cadre professionnel. Chacun de mes interlocuteurs paraît s’engager en fonction de son identité homosexuelle d’une manière particulière. Mais comme le fait de révéler son identité ou de prendre position de manière positive vis-à-vis de l’homosexualité s’accompagne de nombreux effets difficiles à gérer, cela semble les inciter à faire des compromis. Par exemple, s’ils ont envie de relever certaines attitudes discriminantes ou homophobes, ils ne le feront pas forcément en raison, entre autres, de l’engagement personnel que cela demande. Un des éducateurs dit à ce sujet :

« S’il y a un gag sur quelqu’un qui est très efféminé par exemple, j’ai très envie de le relever. De dire, vous m’acceptez moi, mais c’est pas seulement parce que je suis gay, mais justement parce que je vous remets pas trop en question aussi par rapport à la manière d’être, que vous aurez pour autant le droit de juger ou de mépriser d’autres qui sont peut-être plus efféminés. Ma manière d’être à moi vous l’avez relativement acceptée, elle ne vous dérange pas trop, ce n’est pas pour autant que je vous donne le droit de mépriser d’autres qui vous remettraient plus en question et qui vous dérangeraient plus. »

Il poursuit en expliquant : « Ce qui me dérange, c’est que je sais qu’il y a encore des situations où je vais me taire. J’aimerais dire plus et je n’en dis pas plus. Par exemple de ma vie, de raconter plus de choses. Je sais que je m’autocensure quand même, encore. Si par exemple j’entends une blague, j’entends une allusion à l’homosexualité, j’interviens pas toujours, j’interviens, mais pas toujours. J’ai de la peine à faire la part justement, entre une part d’autocensure et puis une part où je ne veux pas jouer au militant qui va lutter contre tous les gags anti-homos ou des choses comme ça. Mais j’ai de la peine à déterminer si c’est plutôt ça ou plutôt ça. Si je me sens sûr ou simplement que je ne suis plus autant révolté. (...) je m’expose quand même, je m’expose au sens où je m’affirme. Pas par rapport seulement à l’homosexualité, mais j’affirme qui je suis dans le sens plus large, c’est-à-dire : si j’entends un gag au bout de la table et puis que je le relève, je m’implique dans ce qui va se passer après. Des fois je me dis : est-ce que ça vaut la peine ? Dans le sens, est-ce que vraiment j’ai envie de m’impliquer dans cette situation ? En général, je réagis si je me sens nié ou blessé, si je suis simplement agacé, je ne réagis pas. »

Une des éducatrices évoque également ce type de conflit intérieur : « ...il y a un collègue qui fait une soirée avec tous les gens de l’équipe et il a marqué « conjoint, conjointe bienvenus avec enfants », bon. Et là, je me disais pour moi, qui suis quand même une femme militante, « out », tout ce qu’on veut quoi. Qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je viens avec ma compagne et puis c’est « out » et ben oui, c’est écrit : « conjoint, conjointe » et puis voilà. Ou est-ce que je viens pas ? C’est là où on voit qu’on vit une discrimination. Je vais pas y aller avec elle. J’ai pas le toupet et en même temps ça me démange (...) c’est de nouveau une situation où dans le fond je vais me discriminer moi-même, c’est ça qui est... personne m’a dit : « Tu ne peux pas venir avec ta compagne », en même temps si je viens avec ma compagne, je dois assumer ce qui va suivre. Et je dois évaluer ce qui pourrait arriver, et alors là, on sait que l’on est quand même pas tous beaux ni gentils dans ce monde cruel, donc je pense que je ne le ferai pas (...) »

A côté de cela, mes interlocuteurs remarquent qu’être identifié comme représentant d’une communauté stigmatisée implique des conséquences qui peuvent être à la longue difficiles à supporter :

L’éducatrice citée ci-dessus explique : « ...comme j’étais la seule dans ma volée « out » (...) du coup, je suis devenue la lesbienne de la volée et c’est vrai que c’est lourd, parce que des fois j’en avais marre, parce que j’avais envie de dire : « Je suis aussi plein d’autres choses en plus ». J’avais pas envie de toujours me justifier, parce que, ce qui va avec, c’est : « Alors tu n’aimes pas les hommes ! Mais alors tu es contre les hommes ! ».(...) Y a toujours à se justifier, y a toujours à être un modèle..(...) Je voulais pas être qu’homosexuelle, je ne voulais pas qu’après je n’aie que cette étiquette-là (...) si je dis que je suis lesbienne, tous les regards vont se fixer sur moi et si je ne suis pas parfaite, entre guillemets, toute la communauté lesbienne va en souffrir. Y a quelque chose de cet ordre-là. (...) si par exemple, j’insulte les hommes, par exemple, ben du coup, les gens qui connaissent très peu d’homo et qui n’ont jamais réfléchi à ça, ils vont dire : « ah ben, c’est bien ce que je pensais, les lesbiennes elles sont vraiment antimec » Je porte quelque chose qui est au-delà de moi. Et ça dans le militantisme, c’est très fort, (...) et pour finir, c’est un peu fatigant (...) »

La deuxième éducatrice relève : « ...tu dois être porte-parole de la communauté. Alors que tu n’as pas envie forcément des fois. Tu n’as pas envie de discuter, tu n’as pas envie d’être porte-parole. (...) Moi il y a des choses sur lesquelles je n’ai pas de parti pris, j’y ai pas pensé parce que ça ne me touche pas, par exemple la question de la maternité. Souvent les gens se posent la question, mais tu vas faire comment ? (...) Mais je n’ai pas pensé à ça (...) tu te sens quand même un peu... C’est comme si toi tu étais censée pouvoir répondre parce que tu connaissais un peu mieux la situation (...) »

Halperin note à cet égard que sortir du « placard » a entre autres pour conséquence de « ...faire de soi-même une sorte d’écran sur lequel les hétérosexuels peuvent commodément projeter tous leurs fantasmes à propos des gays. C’est donc devoir supporter que chacun de vos gestes, chacune de vos paroles, de vos opinions, seront entièrement et irrévocablement marqués par les significations sociales accolées à l’identité homosexuelle dès lors qu’elle est affirmée au grand jour. » (Halperin, 2000, p.45)

Les représentations sociales rattachées à l’identité homosexuelle sont telles que les personnes concernées ne semblent pas pouvoir faire abstraction de leurs conséquences quelles que soient leurs positions face à la « visibilité » de l’identité gaie et lesbienne.

Eribon (citant Henning) remarque que « ...par le choix de ne plus se cacher, on passe « de la difficulté de pouvoir être soi-même en tant qu’homosexuel à la difficulté de devoir être soi-même en tant qu’homosexuel » ». (1999, p.166) Il ajoute plus loin : « Un gay n’en a jamais fini avec la nécessité de se choisir lui-même face à la société et à la stigmatisation. (...) le coming-out, c’est le projet de toute une vie : car la question se pose toujours de savoir où, quand et devant qui il est possible de ne pas cacher ce que l’on est. La nécessité de choisir réapparaît devant chaque nouvelle situation de l’existence (...) » (Eribon, 1999, p.166)

Ainsi, en fonction de leurs expériences et des circonstances, chacun de mes interlocuteurs paraît établir un compromis suffisamment satisfaisant à un moment donné. Voici par exemple ce qu’en dit une des éducatrices :

« Je suis connue pour avoir des positions féministes, (...) ça je les assume, je dois dire aussi que moi j’ai changé (...) pendant que je militais, bon je suis d’accord, c’est mon drapeau, je le brandis et puis voilà il faut le faire. Il faut qu’y en ait qui se lancent et puis maintenant, je me dis, ben il y a des choses je suis d’accord, d’autres non. Je n’ai pas envie de me mettre en ligne de mire. Je n’ai pas non plus à sauver le monde, ma fois il se sauvera tout seul, (...) par rapport à l’homosexualité, je me suis un peu rangée dans le truc, bon, c’est ma vie privée, en fait, je fais ce que je veux, dans ma vie, dans mon lit. »

************

Conclusion 4.1. Limites de ce travail

En ce qui concerne les limites liées aux sources d’informations, il faut rappeler tout d’abord que ce travail est basé sur les interviews de quatre personnes, ce qui est un échantillon extrêmement restreint et par conséquent non-représentatif et qui ne permet pas de faire une généralisation des résultats. Ensuite, cette recherche décrit uniquement le point de vue d’éducateurs gays et lesbiennes travaillant au sein d’institutions éducatives. Il ne fait pas état des aspects complémentaires tout à fait intéressants que pourraient apporter les collègues, les usagers, la direction, les parents, etc. sur cette question qui les touche également. De plus, les informations données par mes interlocuteurs sur le contexte institutionnel dépendent de leur niveau de connaissance des institutions qui les emploient.

A côté de cela, la méthode qui consiste à faire des interviews semi-directifs demande une certaine pratique. Mon inexpérience dans ce domaine est susceptible d’avoir conduit à l’introduction de certains biais ; il se peut, par exemple, que j’ai posé des questions qui n’étaient pas neutres ou découragé mes interlocuteurs à s’exprimer par des interventions inappropriées.

Ma position personnelle peut également avoir eu une influence sur les résultats de cette recherche. En effet, je fais partie d’associations qui s’adressent aux personnes homosexuelles. J’ai une certaine connaissance des questions liées aux identités sexuelles ainsi qu’à la problématique définie par la question de recherche à l’origine de ce travail. D’une part du fait de mon intérêt pour la littérature relative à ces questions, d’autre part en raison de mon parcours de vie personnel. Ceci, tout en pouvant être considérer comme un atout dans l’abord et la compréhension de la problématique est également susceptible de constituer un biais dans le cadre de cette recherche dans la mesure où il n’est pas toujours facile de conserver une distance intellectuelle suffisante dans ces circonstances.

En qui concerne les aspects théoriques, la recherche des ouvrages nécessaires à l’élaboration de ce travail s’est révélée difficile. Il existe très peu d’auteurs francophones qui se soient penchés sur la question de l’homosexualité dans le cadre professionnel. La majorité des ouvrages sont anglo-saxons et ne se trouvent pas dans les bibliothèques romandes. Je n’ai eu accès à des documents vraiment spécifiques que de nombreux mois après avoir réalisé les interviews. L’angle d’approche que j’ai choisi au départ de ce travail ne m’a pas permis de poser un cadre théorique conceptuel au sens fort du terme, c’est-à-dire qui aurait permis de comprendre, voire d’expliquer les résultats de cette recherche. La partie théorique telle qu’elle est exposée vise simplement à poser des jalons permettant d’aborder le terrain empirique avec un oeil mieux averti. Cependant, ceci correspond bien aux objectifs de ce travail qui n’a pas d’autre ambition que la description et l’exploration d’une réalité peu connue jusqu’ici.

4.2. Résultats obtenus

L’objectif de ce travail consistait à tenter de comprendre comment les personnes homosexuelles employées en tant qu’éducateurs et éducatrices gèrent la « visibilité » de leur identité sexuelle dans le cadre professionnel. La formulation des quatre hypothèses concernant : la transmission de l’information ; les valeurs et les normes institutionnelles ; les réactions et les attitudes de l’entourage ; les facteurs opérant sur le degré de « visibilité » ; devant servir de guide d’exploration à cette recherche.

L’hypothèse de base sur laquelle s’appuyait ce travail supposait qu’en raison des représentations sociales associées, d’une part, à l’homosexualité, et d’autre part, au rôle de l’éducateur, il existait une tension au sein des individus et des institutions invitant les éducateurs gays et lesbiennes à négocier un niveau de « visibilité » de leur identité sexuelle qui leur permette d’exercer leur métier sans qu’ils fassent l’objet de rejet.

Tel qu’ils ont été détaillés précédemment lors de la discussion des quatre hypothèses spécifiques (ch.3.3.6., 3.4.5, 3.5.6, et 3.6.7.), les résultats obtenus au terme de cette recherche apportent quelques éléments qui pourraient tendre à confirmer cette hypothèse de départ.

D’une part, mes interlocuteurs ont relevé certains points de tension pouvant apparaître entre le rôle attendu de l’éducateur et le fait qu’il puisse être ouvertement gay ou lesbienne. Il semble qu’il y ait une incompatibilité entre les représentations sociales - essentiellement négatives - associées à l’homosexualité et les représentations qui se rattachent à une vision traditionnelle de la famille, de la sexualité et des rôles socio-sexués. Cet aspect paraît prendre une place particulière dans l’éducation. En effet, l’éducateur étant susceptible d’être identifié à la fois comme : un modèle aux yeux des résidents ; un représentant de l’institution vis-à-vis de l’extérieur ; et une personne en charge de transmettre des valeurs dominantes ; la « visibilité » de son identité gaie ou lesbienne sur son lieu de travail semble créer des difficultés à son entourage professionnel. Ceci d’autant que, non seulement les gays et les lesbiennes se situe hors de « la norme », mais que l’homosexualité et par là les personnes homosexuelles font l’objet d’une stigmatisation sociale importante.

D’autre part, l’ensemble de mes interlocuteurs semble avoir adopté des tactiques permettant de gérer le niveau de « visibilité » de leur identité homosexuelle dans le cadre de leur profession, ceci dans l’objectif de se protéger des effets négatifs (discrimination, rejet, discrédit) que la connaissance de cette identité par leur entourage serait susceptible d’induire.

A un premier niveau, la gestion identitaire des éducateurs homosexuels ne semble pas différer d’autres stratégies identitaires telles que décrites par Marc &Picard :

« Les stratégies identitaires sont sous-tendues par une double tension dynamique :

· la tension qui s’instaure entre le besoin d’affirmation de soi, dans une quête de reconnaissance par autrui, et le besoin de préservation et de protection de l’image et de l’estime de soi ; · l’opposition dialectique entre la recherche d’individuation qui suscite des mouvements de différenciation vis-à-vis d’autrui et la recherche de proximité et de similitude qui s’exprime dans les mouvements d’assimilation et d’identification à l’autre. » (Marc & Picard, 2000, p.94)

Le premier axe de leur définition s’apparente à celui que j’ai décrit sur le « maintien de l’estime de soi et le sentiment de vulnérabilité » (cf. ch. 3.6.7) Quant au deuxième axe, il apporte un éclairage intéressant et complémentaire sur le rapport que mes interlocuteurs semblent établir avec la « norme » et sur les compromis qu’ils paraissent réaliser face à leur identité homosexuelle dans le domaine professionnel (ch. 3.7.). Marc & Picard disent à ce propos qu’il existe « ...une corrélation certaine entre le besoin de différenciation et l’affirmation de soi, comme entre l’assimilation et la protection de soi » (Marc & Picard, 2000, p.97).

A un deuxième niveau, « le besoin de protection » de soi lié à l’identité homosexuelle prend probablement une dimension particulière dans le cas de mes interlocuteurs en raison de la stigmatisation dont les gays et les lesbiennes font l’objet (cf. ch. 2.3.2.).

Halperin, met l’accent sur les rapports de force susceptibles d’entrer en jeu dans ce domaine :

« ...qu’est-ce que le placard (la dissimulation de sa propre homosexualité), sinon le produit de relations complexes de pouvoir ? La seule raison d’être dans le placard, c’est qu’on veut se protéger contre les formes, innombrables et violentes, de disqualification qu’on aurait à subir si son identité homosexuelle discréditable était plus largement connue. Rester dans le placard, cacher son homosexualité, c’est aussi se soumettre à l’impératif social imposé aux gays par les non-gays, et qui consiste pour ces derniers à se protéger non pas tant de la connaissance de l’homosexualité de quelqu’un, mais plutôt de la nécessité de reconnaître la connaissance de l’homosexualité de quelqu’un. » (2000, p.45-46)

Goffmann, de son côté, décrit le type de compromis que les personnes stigmatisées sont susceptibles de réaliser dans leurs désirs d’assimilation :

« ...Il existe en outre une certaine forme de coopération tacite entre les normaux et les stigmatisés : celui qui dévie peut encore se permettre de demeurer attaché à la norme parce que les autres ont soin de respecter son secret, passent discrètement sur sa révélation, ou choisissent d’ignorer les signes qui l’empêcheraient d’exister ; ces autres, de leur côté, peuvent se permettre de faire preuve d’un tel acte parce que le stigmatisé s’abstient délibérément de revendiquer son acceptation au point de les déranger. » (Goffman, 1975, p.152)

4.3. Commentaires

La question qui sous-tend ce travail concerne la relation de la différence à « la norme », de façon plus précise, de ce qui est considéré comme une différence identitaire, l’homosexualité, par rapport à ce qui est considéré comme la norme, l’hétérosexualité. Il m’a semblé particulièrement intéressant de poser cette question dans le contexte de l’éducation puisqu’une de ses principales fonctions consiste à permettre aux personnes différentes de « la norme » de s’intégrer et de rendre la majorité attentive afin que chacun ait une place où il puisse vivre, c’est-à-dire également s’exprimer et être entendu dans sa spécificité.

Par ailleurs, il me semble que les discours tenus par mes interlocuteurs mettent le doigt sur un point important : les difficultés que peuvent rencontrer les institutions à tenir compte des questions liées à l’orientation sexuelle, que ce soit au niveau des connaissances transmises sur le sujet, de l’acceptation des employés gays et lesbiennes, ou de la prise en compte de cette sexualité par rapport aux résidents.

4.4. Remarques personnelles

J’ai rencontré au cours de ce travail de nombreuses difficultés. Si cerner la problématique de départ ne m’a pas posé de problèmes particuliers, je les ai rapidement vues arriver lorsqu’il a fallu trier et analyser les données. Je me suis rendue compte alors combien mes premières hypothèses étaient peu précises. J’ai réalisé également que lors des entretiens j’avais abordé des thèmes peut-être trop éloignés les uns des autres. J’ai également eu passablement de peine à déterminer le choix des apports théoriques et la manière dont je pouvais appréhender et ordonner la masse de données qui est ressortie des interviews.

A côté de cela, bien que j’aie tâché d’y porter une grande attention, il m’a été difficile, à tout instant, de juger de « l’objectivité » de mes choix et de mes propos dans ce travail. D’une part en raison de ma position personnelle, d’autre part, parce que la question de l’homosexualité dans l’éducation est un sujet considéré comme « sensible ». Cette question est difficile d’abord car elle touche par extension, en raison des représentations qui lui sont associées, des aspects importants de notre société tels que les conceptions religieuses et les modèles traditionnels associés aux rôles des femmes et des hommes, à la sexualité et à la famille. Ceci a pour effet d’en faire un thème qui suscite fréquemment des discours passionnés, que ce soit parmi la population ou dans les médias, mais également dans le domaine de la littérature spécialisée qui concerne la médecine, l’éducation ou le droit. Il a donc été laborieux pour moi d’essayer de définir une « ligne suffisamment neutre » dans le cadre de cette recherche. Et qui plus est, cela était peut-être irréalisable non seulement en raison de mes propres limites, mais également en raison du contexte actuel : le « climat social » qui entoure la question de l’homosexualité dans l’éducation et dans notre société est pour l’instant encore très agité, et les études qui ont été faites proches de ce domaine trop rares, pour qu’il soit possible de s’exprimer à ce sujet sans que cela soit susceptible d’apparaître comme un parti pris. En d’autres termes, je doute qu’il puissent exister une position que l’on puisse qualifier de « neutre » sur cette question actuellement. Je remarque cependant que ce thème commence à faire réellement l’objet d’un débat public, ce qui a mon sens est préférable au « silence » qui l’entourait jusque là. C’est un progrès dont je me réjouis.

Au terme de cette recherche, j’espère simplement avoir pu rendre le lecteur attentif à une réalité qu’il ignorait peut-être, et lui avoir donné l’envie d’en connaître plus sur cette question.

P.-S.

CETTE PAGE EST ISSUE DU TRAVAIL DE RECHERCHE MENE PAR SANDRINE PACHE EN VUE DE L’OBTENTION DU DIPLOME DE TRAVAIL SOCIAL D’EDUCATRICE SPECIALISEE ESTS à L’Ecole Supérieure de Travail Social de Fribourg ; Centre de formation d’éducateurs spécialisés de Givisiez- SUISSE. Publié avec l’autorisation de l’auteure.

Tous droits réservés à Sandrine Pache, 2000

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