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Un extrait d’article de sciences humaines

La fin des hommes ?

par Xavier Molénat

mardi 4 juin 2013, par philzard

La montée en puissance des femmes aurait-elle finalement signé la fin du pouvoir masculin  ? C’est la thèse provocatrice développée récemment par la journaliste américaine Hanna Rosin dans son ouvrage The End of Men. De même, les récentes actions spectaculaires des pères divorcés en colère ont donné l’image d’une masculinité aux abois. La domination masculine serait-elle en train de s’effacer  ? Les travaux d’historiens et de sociologues invitent à la prudence quant aux discours sur une «  crise  » de la virilité  : certes, les hommes cèdent peu à peu du terrain, mais ont-ils vraiment changé pour autant  ?

La domination masculine  ? Ter-mi-née (ou presque)  ! La journaliste américaine Hanna Rosin n’y va pas par quatre chemins dans son essai paru l’an dernier aux États-Unis (et qui vient d’être traduit en français), significativement intitulé La Fin des hommes (The End of Men) (1). Selon elle, les femmes ont désormais pris les choses en main et «  ont tiré un trait sur 200 000 ans d’histoire pour entrer dans une ère nouvelle  ». Plus diplômées que les hommes, elles ont acquis une indépendance financière qui les émancipe de la nécessité de trouver rapidement un mari protecteur. Les jeunes étudiantes que H. Rosin a rencontrées sur les campus américains, loin d’être effarouchées par la culture des «  coups d’un soir  » (hookup culture) qui y règne, en sont les ardentes promotrices  : «  Sur le long terme, elles ont tout intérêt à vivre dans un monde qui leur permet d’avoir des aventures sans lendemain, une vie sexuelle décomplexée et des relations qui ne font pas obstacle à leur carrière.  »Carrières qui n’ont jamais été aussi ouvertes  : les femmes ont réduit les écarts de salaire, conquis les anciens bastions masculins (médecine, droit), représentent une part croissante des cadres, et leur accès aux sommets de la hiérarchie n’est plus qu’une question d’années. Plastic Woman et Carton Man Et les hommes, là-dedans  ? Le portrait qu’en dresse la journaliste est un peu pathétique. Pour tout dire, ils sont un peu largués  : moins diplômés, donc, que les femmes, ils «  se concentrent toujours sur l’industrie, des métiers (bâtiments, transports et production) en perte de vitesse  » – ce qui explique qu’ils aient beaucoup souffert de la récente récession (appelée parfois mancession). Alors que les femmes développent des qualités («  intelligence sociale, communication, concentration  ») adaptées à la nouvelle économie et vont affronter les hommes sur leur terrain, ces derniers restent totalement «  tétanisés  ». «  Ils sont réticents à endosser les nouveaux rôles qui s’offrent à eux  : aide-soignant, enseignant, père à plein temps.  » Pas étonnant, dès lors, que de nombreuses femmes préfèrent désormais vivre en solitaire – en particulier dans les milieux les plus pauvres. Et quand le couple se maintient, les situations où la femme gagne autant voire plus que l’homme, n’étant plus une exception statistique, on négocie pied à pied qui s’arrêtera de travailler quand un enfant naîtra. Les papas prennent leur tour, quelque peu forcés, mais selon H. Rosin, ils n’investissent pas la fonction, se contentant d’occuper l’enfant, d’assurer sa sécurité et un minimum de propreté domestique. Résultat  : «  Les femmes cumulent les rôles  », continuant d’assurer la double journée «  pendant que les hommes restent là, les bras ballants  ». On aurait donc, d’un côté, «  Plastic Woman  », la femme ambitieuse qui «  part à la conquête de nouveaux territoires sans pour autant renoncer aux anciens, quitte à s’exposer à des dilemmes existentiels  : trop de travail et trop de responsabilités à la maison, trop de pouvoir et trop de vulnérabilité, trop de confort et pas assez de bonheur  ». De l’autre, «  Carton Man  » reste «  égal à lui-même. Son mode de vie et ses perspectives d’avenir n’ont quasiment pas évolué. (…) Jadis travailleurs manuels, les hommes se sont retrouvés employés de bureau ou, au pire, chômeurs. Ils ont dû se mettre en quête de la notice d’utilisation du micro-ondes. La régression du mariage les a déchus de leurs fonctions de chef de famille. Ils ont perdu tous leurs repères et n’ont pas su en trouver d’autres. De leur virilité, il ne leur reste plus que les gadgets  : jeans sales, grosses bagnoles, couteaux suisses, superhéros et flics de séries télé qui tombent dans l’oubli dès que la saison est terminée.  »

Quelles transformations du masculin  ? Aux États-Unis, les spécialistes de la famille se sont quelque peu étouffés devant cette description jugée désinvolte de l’évolution des rapports hommes/femmes. Le sociologue Philip Cohen et l’historienne Stephanie Coontz, notamment, ont souligné à longueur de blog (2) et de tribunes (3) combien la journaliste prenait des libertés avec les faits, en se centrant sur le statut des femmes. Non, les jeunes femmes de moins de 30 ans ne sont pas mieux payées que leurs homologues masculins  ; non, elles ne représentent pas plus de la moitié des cadres  ; non, la condition féminine (taux d’emploi, écarts de salaire, tâches domestiques…), après s’être fortement améliorée, ne progresse plus depuis une vingtaine d’années. Le silence a régné, en revanche, sur la condition masculine telle que la dépeint H. Rosin. Les hommes sont-ils vraiment tous devenus ces êtres dominés, patauds et incapables de changement qu’a rencontrés la journaliste  ? On peine à le croire, et un simple regard sur le cours du monde suffit à interdire une telle généralisation. Mais l’excès même de l’annonce de la «  fin des hommes  » invite, malgré tout, à s’interroger  : comment les hommes ont-ils réagi à des transformations aussi importantes que l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, leur plus grande réussite scolaire, les mobilisations féministes, le déclin du travail industriel, la montée du chômage, le refus de plus en plus affirmé de la violence  ? Une nouvelle «  identité masculine  » se fait-elle jour  ?

Rien de neuf sous le soleil  ? Le problème est que les réflexions sur les hommes naviguent souvent entre deux écueils. Le premier, c’est le «  rien de neuf sous le soleil  »  : toute analyse des transformations du masculin risque alors d’être renvoyée à l’inanité sous prétexte que ces transformations ne changent rien à l’exercice d’une toujours implacable domination masculine. Certes, mais alors comment comprendre, par exemple, l’action de ces pères qui montent sur des grues pour réclamer haut et fort le droit de voir son enfant et pestent contre une justice qu’ils jugent acquise aux femmes  ? Second écueil  : la rhétorique de la «  crise de la masculinité  », qui décrit des hommes en proie au malaise et au doute face au déclin des valeurs associées à leur sexe (autorité, virilité…), en oubliant cette fois-ci tous les avantages qui restent liés au simple fait d’être un homme. Les historiens ont d’ailleurs montré la récurrence de cette rhétorique, que l’on retrouve dès la Renaissance, au point que certains se demandent si les hommes «  ne sont pas interminablement en crise  »  !

On ne naît pas homme, on le devient  ! Depuis plusieurs années, des travaux de sociologues et d’historiens ont cherché à éviter ce double écueil. Ils montrent notamment la manière dont ont varié les manières d’exprimer sa masculinité au cours du temps. Des enquêtes récentes permettent également de comprendre à la fois l’existence d’une norme masculine «  hégémonique  » (méfiance pour le féminin, crainte de perdre la face, recherche de consécration…), auquel chaque homme est confronté, et les diverses façons qu’ont les différents groupes sociaux de s’en accommoder, certains se repliant dans une virilité intransigeante, d’autres tentant de se réformer… sans perdre pour autant leurs privilèges  ! On peut alors s’interroger, sans rallier la plainte masculiniste, sur les coûts que représente une domination masculine qui ne s’exerce pas sans contrepartie. Autant d’occasions de rappeler que l’identité masculine n’a rien d’intangible  : on ne naît pas homme, on le devient.

Voir en ligne : Suite de l’article de Sciences Humaines

P.-S.

NOTES 1. Hanna Rosin, La Fin des hommes, Autrement, 2013. 2. familyinequality.wordpress.com/tag/hanna-rosin/ 3. Stephanie Coontz, «  The myth of male decline  », The New York Times, 29 septembre 2012. Une réponse d’Hannah Rosin  : «  Male decline is no myth. Things are changing. Why focus on what’s the same  ?  », Slate.com, 2 octobre 2012. 4. Marianne Bertrand, Emir Kamenica et Jessica Pan, «  Gender identity and relative income within households  », février 2013. 5. Michael S. Dahl, Lamar Pierce et Jimmy Nielsen, «  In sickness and in wealth  : Psychological and sexual costs of income comparison in marriage  », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. XXXIX, n° 3, mars 2013

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