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« Tout le monde est susceptible d’être raciste »

samedi 21 juillet 2012, par philzard

Entretien avec Sophie Ernst, philosophe de l’éducation à l’Institut national de la recherche pédagogique.

Les manifestations du racisme vous semblent—elles aujourd’hui plus qu’hier un un problème majeur pour notre société ?

On peut difficilement dire que le problème s’est accru, si l’on garde en mémoire ce qu’ont été, depuis le XIXe siècle, la crispation haineuse des nationalismes, les crises de violence xénophobe, l’antisémitisme virulent et ouvertement exprimé d’une partie des élites et de la population, les idéologies d’inégalité des races, justifiant les formes les plus destructrices du colonialisme. C’est peut-être hâtif et optimiste de dire que le pire est derrière nous, mais il faut garder à l’esprit que ce qui est nouveau, c’est la bonne volonté généralisée de notre société : nous voulons éviter que n’émerge ce qui nous apparaît aujourd’hui comme la faute morale et politique par excellence. Le problème actuel, c’est la confusion. Tout le monde est d’accord pour blâmer le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, mais nous avons du mal à juger avec certitude de ce qui doit être caractérisé comme tel. On peut être farouchement laïque et anti-voile, justement par conviction anti-raciste - mais il y a aussi des racismes anti-maghrébins qui s’abritent derrière un discours hostile à l’Islam. Il y a un racisme anti-blanc et anti-français qui se développe dans des milieux marginalisés. Être victime du racisme ne prémunit pas contre le racisme, au contraire, peut-être. Quand les enfants se « traitent », et ils le font en permanence, est-on dans le racisme ou dans la Guerre des boutons ?

Que peut-on faire de manière urgente pour enrayer ou endiguer un tel processus ?

L’urgent serait de prendre le temps de travailler en profondeur et sur le temps long. La société n’a peut-être jamais eu d’idéal aussi exigeant et en même temps autant aussi de confiance en soi, ce qui explique cette peur de l’avenir. Le problème étant justement que la peur est à l’origine du racisme. Interdire le racisme ou le pénaliser ne suffit pas. Le rapport à l’altérité se travaille au niveau du sensible, parce que le racisme est foncièrement irrationnel, il est infécond de le raisonner de façon moralisatrice. C’est pourquoi je suis sceptique sur les mots d’ordre « anti ». Malgré une véritable obsession de la lutte anti-raciste, on n’a pas vraiment l’impression que les exhortations ont arrangé les choses. Il faut sans doute s’y prendre autrement

Alors justement, quelles sont les pistes possibles pour une éducation au non racisme à l’école ?

Chacun de nous a quelques idées, mais personne, et certainement pas moi, n’a la solution toute faite. On peut déjà trouver des pistes éducatives du côté des mouvements pédagogiques : la pédagogie institutionnelle, Freinet, Korczak. Parce qu’il y a une pensée de l’expression, des moyens de travailler les sentiments négatifs de peur, de ressentiment et d’hostilité ; non pas ignorer ou refouler les affects et les représentations qui débouchent sur la haine, mais les élaborer, les transformer pour dépasser la tentation violente. Du côté du cognitif, c’est l’ensemble des disciplines qui conduit à la formation d’un esprit libre, d’une pensée ouverte, non fermée sur des préjugés, capable de modération et d’objectivité, sereinement ouverte à l’inconnu. Les disciplines littéraires et artistiques permettent notamment d’ouvrir l’esprit sur l’altérité, d’apprendre à connaître d’autres mondes, d’entrer dans l’intériorité d’êtres humains très différents, en même temps si semblables, et d’en tirer un grand plaisir. Peut-être que revenir au projet de l’éducation humaniste, en le repensant de façon inventive, est plus efficace et constructif que de se tenir, d’une manière défensive, dans une éducation au non-racisme.

Que sait-on de la manière dont fonctionne le racisme ?

C’est un phénomène complexe. Dans les périodes de peur, quand l’individu est très insécurisé, il se met en mode binaire. Il y a ce qui est moi et ce qui est autre, qui me met en danger. A la source du racisme il y a ce processus psychique que la psychanalyse appelle projection : nous avons tendance à attribuer à autrui tout ce qui nous déplaît chez nous-mêmes et donc à transférer toute une charge d’agressivité flottante. Tout le monde est susceptible d’être raciste, de manière différente, selon les individus, les classes sociales. Tout le monde. Il vaut mieux le savoir, mais c’est un savoir qu’il n’est pas facile de transmettre à l’école.

P.-S.

Propos recueillis par Gilles Sarrotte, extrait de Fenêtres sur cours, SNUIPP, 2004

A lire : L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel, Paris/La Haye, Mouton, 1972. Nouvelle édition : Gallimard, Coll. Folio essais (no 410), 2002, 384 p. (ISBN 2070422305).

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