Alan Turing, peu connu alors que ce pacifiste a sans doute sauvé l’Angleterre de la déconfiture pendant la guerre, et qu’il a inventé l’ordinateur, était un drôle de pistolet. Né en 1912, il était un bel athlète, un grand marathonien qui termina cinquième aux éliminatoires des jeux Olympiques, à peine dix minutes après Delfo Cabrera, médaille d’or en 1948.
Fils d’un fonctionnaire colonial, il vit dans une bonne famille d’accueil en Angleterre, puis dans une grammar school, où il fait ses humanités ; il est nul en latin, grec, français, sports collectifs, et très indiscipliné. Il est malheureux, regarde les marguerites. Il évite un redoublement, soutenu par son prof de mathématiques, en trouvant la solution d’un problème résolu par Leibniz, qu’il n’avait pas lu. Sa mère sait qu’elle a un fils génial ; elle écrira d’ailleurs sa biographie.
Un jour, il rencontre Christopher Morcom, passionné de science, d’astronomie. Turing tombe amoureux de lui et découvre son homosexualité ; Morcom entre à Cambridge un an avant lui, et meurt de tuberculose. Turing se met en tête de réaliser ce que Morcom aurait pu faire, suit les cours de Wittgenstein, et dialogue avec lui sur un pied d’égalité.
En 1936, il est enseignant chercheur au King’s college. Mathématicien, physicien, il étudie la théorie des groupes, les probabilités. Il montre que certaines propositions sont à la fois vraies et fausses, Pour y parvenir, il met au poing ce qui deviendra la machine de Turing et donc l’informatique. Cette machine est fondée sur un principe : décomposer une déduction de façon mécanique, appliquer un algorithme. Cela devient une forme de calculateur universel.
En 1939, la guerre est déclarée et les services militaires font appel à lui. Les Allemands utilisent une sorte de machine à écrire qui crypte mécaniquement le texte, elle s’appelle "enigma". La France perd la guerre, les Allemands changent de code très souvent, le complexifie. Les polonais qui ont mis au point une machine à décrypter sont vite dépassés. C’est là que Turing intervient. Il casse les codes des sous-marins torpilleurs jours après jours, A mesure que les codes des ennemis évoluent et se complexifient, Alan Turing conçoit des machines de plus en plus puissantes. Cette activité était si secrète que Churchill ordonna de détruire à la fin de la guerre les machines, et l’on a rien su d’elles avant 1970.
Turing n’est pas qu’un homosexuel. Il est aussi un solitaire, un farfelu, un décalé qui a des rapports difficiles avec les autres, qui lui paraissent brutaux et illogiques. Voire bornés. Il n’est à l’aise qu’avec les scientifiques de haut vol ou d’autres individus insolemment libres et intelligents comme lui. Son orientation sexuelle, alors illégale, l’isole davantage et le cantonne dans le secret, tout comme ses activités pour les services secrets. Il a pour passion la raison et le raisonnement. Ce qui le rend également suspect et encore plus déviant d’une « norme ».
Pour ses services rendus, il est médaillé ; Toutefois, il devient vite l’objet de surveillance, Plusieurs de ses collègues, notamment homosexuels, sont passés à l’est en cette période de guerre froide. Il n’en faut pas plus pour l’amalgame et l’équation suivante : un génie du chiffre, solitaire, asocial, ancien de Cambridge, et homosexuel est un espion en puissance.
Rejoignant Manchester, Turing défend le projet d’intelligence artificielle. Il met au point le premier ordinateur qui fonctionnera en juin 1948. Il cherche à créer une machine douée de pensée et d’autonomie. Une intelligence capable d’apprendre, de réagir, de prévoir.Capable d’initiative. Turing crée un test en 1950 permettant dans un dialogue de savoir si l’on s’adresse à un être humain ou à une machine. Plus tard, il s’intéresse au vivant à reproduire artificiellement. Ce qui échappe au déterminisme mathématique le mobilise alors. Mais la question de l’intelligence artificielle est quelque chose qui passe mal en Angleterre en 1950.
A la suite d’un vol par un amant occasionnel, Turing va porter plainte auprès du poste de police, prenant le risque de dévoiler les circonstances du vol. Il est donc logiquement accusé d’homosexualité et prétend devant la Cour n’avoir rien à se reprocher. Il est pourtant condamné. On lui propose la castration chimique, qu’il accepte. Des hormones féminines lui font pousser les seins. Son corps d’athlète s’empâte. Il s’ensuit une terrible dépression. En 1954, à 41 ans, il croque une pomme empoisonnée. On parle de suicide, d’autres et sa mère parlent d’assassinat. 40 ans plus tard, en 2009, l’informaticien John Cumming demande à la Grande-Bretagne des excuses, qui sont refusées. Nouvelle tentative en 2012 avec une pétition à l’appui. Le soir de Noël 2013, la reine le gracie à titre posthume…