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Michel Foucault : problématique pour une histoire de l’homosexualité

dimanche 22 janvier 2006, par philzard

L’histoire de l’homosexualité a utilisé deux grands principes d’intelligibilité : le dispositif répression/libération et la problématique de la formation historique de l’homosexualité. Le premier, en mettant l’accent sur l’oppression des homosexuels, et le second, en interrogeant l’homosexualité dans le cadre restreint d’une histoire de la sexualité, négligent des éléments importants de l’histoire spécifique de l’homosexualité. Les travaux de Michel Foucault sur l’homosexualité permettent de repenser la problématique d’une histoire de l’homosexualité en montrant que la répression n’a pas constitué la technique de gouvernement de la sexualité dite des sociétés occidentales. Le philosophe français montre aussi, sans toutefois nous offrir plus qu’une piste de recherche, qu’une histoire spécifique de l’homosexualité devrait se pencher sur la problématisation de l’amitié qui s’amorce à partir des xviie et xviiie siècles en Occident. Enfin, le travail foucaultien ouvre aussi de nouvelles perspectives sur le plan de la pratique politique. Délaissant la politique de libération, il propose plutôt de faire de sa sexualité (de l’homosexualité) une pratique de liberté, une pratique qui cherche à créer de nouveaux rapports sociaux, c’est-à-dire une nouvelle culture.

Mots clés : Foucault ; histoire ; homosexualité ; répression ; constructivisme ; problématique ; amitié ; style de vie ; libération ; liberté.

Qu’ils fassent l’amour ou non, d’ailleurs, n’avait pas d’importance on n’en tirait pas d’implications sociales. Mais une fois l’amitié disparue en tant que relation culturellement acceptée, le problème s’est posé : C’est là que le problème est né. Je suis certain que la disparition de l’amitié en tant que relation sociale et la déclaration de l’homosexualité comme un problème socio-politico-médical sont un seul et même processus.

Michel Foucault , Que fabriquent donc les hommes ensemble ?

INTRODUCTION

Un rapide coup d’oeil sur la recherche en histoire de l’homosexualité telle qu’elle s’est développée depuis vingt ans montre qu’elle a utilisé, grosso modo, deux grands principes d’intelligibilité. Le premier, qu’on peut désigner comme étant le dispositif répression/libération, a surtout porté sur l’histoire du mouvement homosexuel2. Dans cette première direction, les perspectives sont fort nombreuses. Certains se sont intéressés aux différentes organisations homophiles pour voir comment elles se sont constituées et dans quel contexte, quels sont leurs objectifs et quels buts elles ont atteints (D’Emilio, 1983 Thayer Sweet, 1975). D’autres se sont penchés, à la manière de Barry Adams, sur la constitution du mouvement gai et lesbien, des origines à nos jours, en s’intéressant à ses aspirations, et surtout à ses luttes politiques (Adams, 1987 Girard, 1981 Marotta, 1981 Weeks, 1977). L’accent est mis sur l’ostracisme social dont sont victimes depuis toujours les homosexuels, et sur les luttes de ces derniers contre le système médical, psychiatrique, légal et politique pour se faire reconnaître et pour défendre leurs droits. Il s’agit ici d’une véritable histoire politique du mouvement gai et lesbien.

Le second principe d’intelligibilité est constitué par ce qu’il est convenu d’appeler la problématique de la formation historique de l’homosexualité (constructiviste). Cette façon d’envisager l’histoire de l’homosexualité s’oppose à la précédente, car elle refuse de la considérer comme une nature ou une essence qui définirait certains individus (Greenberg, 1988 Stein, 1990 Weinberg, 1983). Dans cette perspective, les historiens constructivistes ont moins cherché à saisir la façon dont une société impose cette étiquette d’à des individus, qu’à voir comment une représentation de l’homosexualité et de l’homosexuel a émergé et s’est imposée dans l’histoire pour en analyser les effets sur la vie de certains individus. Ces historiens, s’inspirant en grande partie du premier tome de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault, adoptent une position nominaliste en histoire3. Ils essaient de reconstruire, à la manière de Weeks (1981), les stratégies sociales — légales, médicales, institutionnelles, etc. — qui ont donné à la sexualité son sens et sa signification. Pour les constructivistes, cette histoire commence véritablement avec l’apparition des termes et au xixe siècle.

Les constructivistes ne se prétendent pas moins militants que les historiens du mouvement homosexuel. En effet, l’histoire de la représentation de l’homosexualité et des homosexuels permet de saisir les mécanismes par lesquels une société, qui problématise certains comportements sexuels, en vient à exclure des individus de la vie sociale ou d’une partie de celle-ci, en les considérant comme des êtres dangereux, malades ou pervers. Il s’agit de montrer comment se sont constituées les techniques de gouvernement à propos de l’homosexualité et des homosexuels. Ce faisant, il devient possible d’élaborer des stratégies de résistance et de libération.

Il me semble qu’on peut émettre un certain nombre d’objections face à cette double façon de faire l’histoire de l’homosexualité. La répression et la libération sont-elles les plus à même de saisir comment s’est formée et imposée dans nos sociétés une représentation de l’homosexualité et des homosexuels ? Ne faut-il pas considérer ce problème, à l’instar de Foucault, sous l’angle de la constitution historique de représentations à partir desquelles sont rendues possibles des pratiques discriminatoires et répressives, plutôt que de penser en termes de pouvoir répressif4 ? Par exemple, l’histoire politique des homosexuels ne permet pas de comprendre l’attitude du corps médical au xixe siècle si on parle uniquement de répression5. Son attitude face à l’homosexualité est plus complexe, et dans une certaine mesure, le processus de médicalisation et de psychiatrisation de l’homosexualité visait à retirer les individus du processus répressif habituel, c’est-à-dire de la prison ou de l’asile.

La médecine ne commence donc à s’intéresser positivement aux problèmes des perversions que vers le milieu du xixe siècle, et elle le fait d’abord par une étude détaillée de l’homosexualité […]

Les premières études tendaient donc, à l’encontre de cette législation barbare, à faire connaître l’homosexualité comme un phénomène n’ayant rien de monstrueux, mais représentant une variété rare et peut-être maladive d’accès à la jouissance susceptible d’un traitement éventuel, et incertain, mais surtout digne de respect et de tolérance (Lantéri-Laura, 1989, p. 32-33).

Il n’y a pas eu de complot, malgré ce qu’on peut lire et entendre, de la part du corps médical visant à enfermer ou à réprimer les homosexuels. Cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas été des victimes de la répression et de pratiques discriminatoires de la part du corps médical (Boswell, 1980). Il importe de bien distinguer entre soigner et réprimer, et à moins de prêter une intention cachée aux médecins et aux psychiatres (intention difficile, sinon impossible à appréhender, pour l’historien), l’acte et la volonté de soigner sont différents de ceux qui consistent à punir et à réprimer des comportements ou des conduites sexuelles. Ces deux problématiques renvoient chacune à des modes de gouvernement de la société qui sont fort différents l’un de l’autre nous reviendrons sur cette question.

On peut se demander, à l’encontre des constructivistes, si la problématisation de l’homosexualité repose sur les mêmes stratégies qui ont formé notre expérience de la sexualité. Autrement dit, la lecture qu’ils font de Foucault est-elle apte à rendre compte des formes de problématisation de l’homosexualité dans des sociétés comme les nôtres ? On peut en douter en s’appuyant sur les deux arguments suivants. Les constructivistes se sont surtout inspirés de La volonté de savoir pour y chercher les bases d’une nouvelle pratique de l’histoire de la sexualité, mais il n’est pas certain que Foucault y ait exposé sa problématique d’une histoire de l’homosexualité. Celle-ci se trouve dans des textes postérieurs, surtout des articles et des entrevues, où il fait de la problématisation de l’amitié un des éléments de la constitution et de l’émergence de l’homosexualité et des homosexuels (Foucault, 1980, 1981, 1982a, b, c, 1984a, b, 1985a, b). Il semble, en effet, que Foucault ait modifié la problématique esquissée dans La volonté de savoir où il situait l’émergence de l’homosexualité dans l’examen des sexualités périphériques par le discours médical. Sans rejeter complètement cette idée, il cherche à comprendre, dans les textes où il traite spécifiquement de l’homosexualité, comment on en est arrivé à interroger cette sexualité périphérique.

Une de mes hypothèses est que l’homosexualité, le sexe entre hommes, est devenue un problème au xviiie siècle. Nous la voyons entrer en conflit avec la police, le système judiciaire, etc. Et la raison pour laquelle elle fait socialement problème, c’est que l’amitié a disparu. Tant que l’amitié était une chose importante et socialement acceptée, personne ne se rendait compte que les hommes faisaient l’amour ensemble (p. 75).

Il est donc possible de repenser l’histoire de l’homosexualité en s’inspirant des travaux et de la problématique de Foucault sur l’homosexualité — une problématique qui évite les apories de l’historiographie militante et qui propose de centrer l’analyse autour d’une question qui, à partir du xviiie siècle, commence à devenir une préoccupation de nos sociétés : que font donc les hommes ensemble

SEXE,RÉPRESSION ET AMITIÉ ENTRE LES HOMMES

Aussi tost qu’il entre aux termes de l’amitié, c’est à dire en la convenance des volontez, il s’esvanouit et s’alanguist. La jouyssance le perd comme ayant la fin corporelle et subjecte à sacieté. L’amitié, au rebours, est jouye à mesure qu’elle est désirée, ne s’esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance qu’en la jouissance, comme estrant spirituelle, et l’âme s’affinant par l’usage. Sous cette parfaicte amitié, ces affections volages ont autrefois trouvé place chez moy, afin que je ne parle de luy, qui n’en confesse que trop par ces vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moy en connoissance l’une de l’autre mais en comparaison jamais : la premiere maintenant sa route d’un vol hautain et superbe et regardant desdaigneusement cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs d’elle.

Montaigne, Essais

Il est loin d’être évident que la mise en place d’interdits moraux, sociaux et juridiques à propos du sexe et des actes sexuels correspond à la répression de l’homosexualité. Il convient de préciser à ce sujet un certain nombre de choses, quitte à détruire au passage quelques mythes. D’abord, il faut rejeter l’idée que l’homosexualité était tolérée à l’époque de la Grèce classique, et qu’avec le christianisme l’intolérance est apparue. L’idée que les Grecs toléraient l’homosexualité est à exclure pour deux raisons principales. La première est relativement simple. C’est un anachronisme de parler d’homosexualité dans la Grèce classique. On utilise une dénomination relativement contemporaine pour décrire un certain nombre de pratiques sexuelles passées. Soit que la désignation d’individus comme homosexuels a un sens historique défini (le terme est apparu dans le discours médical au xixe siècle) et alors, il apparaît difficile de l’utiliser dans un autre contexte historique, ou soit qu’elle transcende l’histoire. Dans ce dernier cas, apparaît un grave danger : celui de tomber dans un essentialisme selon lequel l’homosexualité relève d’une essence qui donne à des individus leur identité (Gilbert, 1981). Traiter l’homosexualité comme une nature, une essence, n’est-ce pas reprendre à son compte le discours de ceux qui ont, depuis le xixe siècle, cherché à réprimer les conduites sexuelles différentes, et à donner une légitimation à la norme — sexualité normale/anormale — qui sert, dans nos sociétés, à discriminer les homosexuels Il existe un autre piège, plus important encore, qui touche la manière même de faire l’histoire. En effet, en posant la question de l’homosexualité dans les termes du présent, le risque est grand de faire une histoire qui légitime les luttes actuelles. Une telle histoire est idéologique dans la mesure où elle sert surtout la lutte et le combat politiques présents, plutôt qu’elle ne cherche à comprendre comment on en est venu à condamner certaines pratiques sexuelles et à identifier des individus comme homosexuels.

La seconde raison concerne l’équation, largement répandue dans la littérature sur l’homosexualité, entre répression et christianisme. L’ouvrage et la thèse de John Boswell (1980) m’apparaissent à ce sujet convaincants. L’historien américain montre bien que ce qu’on a appelé la morale chrétienne — monogamie, interdits à propos de la sexualité, etc. — existait bien avant l’ère chrétienne. On peut constater qu’il y a toujours eu, dans toutes les sociétés et à toutes les époques, des préceptes moraux touchant la sexualité et les rapports entre les hommes, les femmes et les enfants. Le problème tient ici à une difficulté, rencontrée chez beaucoup d’historiens de l’homosexualité, qui consiste à ne pas établir de distinction entre problématisation et répression. Que le sexe et la sexualité fassent l’objet de différentes problématisations (qu’ils aient été une préoccupation assez importante dans la plupart des sociétés pour que ces dernières en discutent, en codifient les pratiques) est une chose différente de la mise en place d’interdits, de techniques de répression. Toutes les formes de problématisations ne visent pas obligatoirement l’interdiction et la répression. Toutes les codifications des pratiques et des conduites sexuelles ne cherchent pas nécessairement à les réprimer. Foucault l’a très bien montré pour la Grèce classique. Cette confusion tient à une certaine conception du pouvoir — en termes de répression, d’oppression, de domination — qui a servi ceux qui, en sciences sociales ou en histoire, voulaient associer dans une même activité connaissance et action politique. Cette conception dialectique du pouvoir a rendu difficile, sinon impossible, toute analyse historique qui cherchait à saisir comment s’est constituée, grâce à de nombreuses stratégies et pratiques — notamment discursives —, une représentation de l’homosexualité et des homosexuels et un mode de gestion particulier de la . On a fait jouer à la morale chrétienne un rôle historique (moralisation, condamnation et répression de la sexualité) qui n’est heureusement ou malheureusement pas tout à fait le sien. Une fois encore, cela ne veut pas dire qu’elle n’a joué aucun rôle, mais seulement qu’il n’est pas celui qu’on lui a prêté.

Boswell (1980) a établi assez clairement que, jusqu’au xiiie siècle, la morale judéo-chrétienne a fait sienne, pour l’essentiel, l’attitude envers la sexualité des autres codes moraux qui l’ont précédée. Le code moral de l’Église catholique, dès le début de notre ère, n’est pas tellement différent de ces derniers. Bien au contraire, il leur emprunte énormément, et en particulier, leur . Boswell fixe au xiiie siècle le moment où l’Église change d’attitude et condamne l’homosexualité. Jusque là, et particulièrement aux xie et xiie siècles, il existe une sous-culture gaie florissante qui non seulement ne se cache pas, mais se développe. À partir du xiiie siècle, l’historien nord-américain note un changement important envers l’homosexualité et parle d’intolérance. Il formule deux hypothèses pour expliquer ce changement d’attitude : la première tient au développement de l’urbanisation. any change occurred, it was probably in the direction of further urbanization : it may in fact have been increasing urban predominance which generated or aggravated some of the severe social tensions of the later Middle Age (p. 270). La seconde hypothèse sur l’émergence de l’intolérance () concerne l’ascension du pouvoir absolu. La quête d’uniformité intellectuelle et institutionnelle aura pour effet, explique Boswell (1980), de renforcer et de consolider le pouvoir ecclésiastique et civil, ainsi que l’administration. L’Église cherchera à uniformiser ses règles, à éliminer les divergences d’opinion, bref, tout ce qui n’est pas conforme aux dogmes théologiques. L’intolérance envers les homosexuels va se développer dans ce contexte social.

Il apparaît donc difficile de soutenir que les codes moraux interdisant certaines pratiques sexuelles s’attaquent à l’homosexualité et que la condamnation et la répression commencent avec l’Église catholique. Plus général, le problème ne concerne pas, en premier lieu, les actes sexuels. Il faut, selon Foucault, poser la question autrement, et, pour ce faire, repenser la manière dont on a fait l’histoire de l’homosexualité et des homosexuels.

Histoire des problématisations : l’amitié entre les hommes

Comme on vient de le constater, l’histoire de l’homosexualité ne semble pas tout à fait celle de la répression progressive des actes et des conduites sexuelles différentes. Foucault rejette une telle perspective historique à cause de ses effets idéologiques de légitimation du présent, des luttes actuelles. Plutôt que d’accepter l’évidence de la condamnation et de la répression de l’homosexualité, à partir de l’interdiction d’actes et de pratiques sexuels, il propose de considérer la question sous l’angle de la problématisation de l’amitié comme type de relations sociales, et surtout d’essayer de comprendre les effets de cette problématisation dans une société donnée.

L’histoire foucaultienne cherche d’abord à comprendre pourquoi, dans nos sociétés, un certain nombre de comportements, de pratiques, sont mis en discours, pourquoi ils sont l’objet, tout à coup, de préoccupations de la part de médecins, de juristes, de philosophes, d’artistes, de sociologues. Ces conduites et pratiques deviennent problématiques puisqu’elles sont l’objet de discours. Le fait de parler, de discourir sur quelque chose est un signe de son importance ou bien de l’existence d’une préoccupation à son sujet au sein d’une société. Or, dans le cas des actes et des pratiques sexuels, la question n’est pas tellement de savoir pourquoi ils ont fait l’objet de préoccupations (ils l’ont toujours été, y compris chez les Grecs), mais plutôt de voir comment il se fait qu’à partir du xixe siècle, un certain nombre de pratiques sexuelles attirent l’attention du corps médical et, plus précisément, celle des psychiatres. Autrement dit, pour quelles raisons ces actes et ces pratiques vont prendre tout à coup une connotation différente de la condamnation morale qui a cours depuis le xviie et le xviiie siècles, et pourquoi ils vont s’inscrire dans un registre différent dans l’ordre du discours.

Les explications concernant la médicalisation et la psychiatrisation de l’homosexualité sont connues. Il s’agissait, dit-on, de protéger l’individu contre les effets dangereux d’une sexualité déréglée.

Beaucoup de sujets qui ont de telles conduites sexuelles ont aussi des signes de déséquilibre psychique et, en particulier, les stigmates fondamentaux que représentent les impulsions et les obsessions. Ces traits morbides peuvent s’accompagner de malformations congénitales et se voient souvent chez des sujets ayant des antécédents héréditaires chargés. Par là même, les comportements pervers finissent par ne plus êtr qu’une manifestation parmi d’autres du déséquilibre mental (Lantéri-Laura, 1989, p. 57)6.

Protéger l’individu, c’était aussi protéger la société, car ces comportements pervers pouvaient menacer les autres citoyens. Pourtant, cette explication ne tient pas. Ce type d’explication se bute à deux objections majeures. La première consiste à dire que s’il est vrai qu’on envisage certaines pratiques sexuelles comme perverses, elles n’ont pas toutes à voir avec l’homosexualité. Les campagnes contre l’onanisme ne visaient pas, en premier lieu, les homosexuels. Les travestis, comme le souligne Lillian Faderman (1981), ont davantage fait l’objet de persécutions et d’intolérance de la part des sociétés occidentales du xvie au xviiie siècles que les lesbiennes7. De plus, comme l’explique Lantéri-Laura, le discours positiviste sur la vie sexuelle distinguait, parmi les , deux groupes : le premier composé de gens honorables, c’est-à-dire bien situés socialement dont la perversion par rapport au reste de leurs activités sociales et mondaines. Ceux-ci jouissent, explique l’historien français, de toute la compassion de l’homme de science. (p. 58). Le second groupe comprend des sujets instables et mal insérés dans la vie sociale aux prises avec des problèmes socio-affectifs et perçus comme des agents de désordres sociaux. (p. 58). Si le critère des conduites sexuelles est important, il ne faut pas négliger celui de la position sociale du sujet dans l’attitude du corps médical et psychiatrique. Cela démontre que la problématisation de l’homosexualité ne tient pas seulement aux actes sexuels, mais qu’il s’agit aussi d’un phénomène plus complexe et plus général.

La deuxième objection, plus théorique cette fois, vient de la nature même du discours tenu à l’égard des personnes homosexuelles. Il semble, en effet, qu’à travers la condamnation des actes et des pratiques sexuels, c’est davantage un mode de vie qui est visé (Sennett, 1982). Il n’est pas facile de préciser quel style de vie et quels aspects sont condamnés. On peut cependant en avoir un aperçu dans les procès d’Oscar Wilde. L’origine du premier procès de Wilde porte, selon son biographe Montgomery Hyde (1973), sur l’amitié qui le lie au jeune Lord Alfred Douglas. Il semble que cette amitié soit devenue problématique parce que soupçonnée d’avoir quelque chose de sexuel. Lors des deux derniers procès, le poète est accusé de grossière indécence on l’interroge alors sur la nature de ses relations avec de jeunes garçons, sur la différence d’âge qui les sépare, sur les propos qu’il tient à leur sujet. Certaines expressions qu’il utilise semblent ambiguës (Sweet youth, My own boy…) et révéler des pratiques et surtout des sentiments condamnables entre hommes. Ce qui fait peur, c’est donc moins la sexualité débridée, les conduites sexuelles différentes ou visant des finalités n’ayant rien à voir avec la reproduction, que les relations sociales mises en cause par ce que l’on désigne comme étant l’homosexualité. Pour comprendre cette problématisation de l’homosexualité, Foucault nous propose de l’appréhender différemment.

L’homosexualité : un style de vie

Qu’est-ce que l’homosexualité Un examen attentif de l’historiographie sur l’homosexualité et les homosexuels montre que la réalité qu’elle renferme est définie presque uniquement en fonction des actes et des conduites sexuels. Du moins, c’est ce que suggère le dispositif répression/libération qui a servi, en partie, à faire cette histoire8. Un homosexuel, écrit-on, est une personne réprimée, oppressée et ostracisée à cause de sa conduite et de son désir sexuels. On fait de l’acte et de la conduite sexuels un invariant historique à partir duquel il est possible de reconnaître des individus aux comportements , et de comprendre pourquoi ils sont victimes de la répression dans nos sociétés. La sexualité ou certains de ses aspects feraient l’objet d’interdits moraux, sociaux, religieux c’est donc que la société réprimerait les personnes qui la pratiquent. Le problème, explique Foucault (1982d) à l’inverse de ceux qui mettent l’accent sur la répression, et il s’agit là d’une hypothèse importante de sa problématique de l’histoire de l’homosexualité, c’est que la sexualité correspond moins à une forme de désir qu’à ce qu’il y a à désirer. La définition foucaultienne de l’homosexualité est donc plus générale.

L’homosexualité ne renvoie pas, pour Foucault, aux actes sexuels, mais davantage, et plus fondamentalement, à une forme d’expérience. Celle-ci est structurée d’une double façon : (1) Cette expérience porte sur les relations multiples qu’entretiennent les hommes ensemble9. Ces relations, comme n’importe quel autre type de relations (hétérosexuelles, par exemple), ne se limitent pas aux actes sexuels. On imagine mal, dans nos sociétés, réduire les hétérosexuels uniquement à leurs conduites sexuelles. D’ailleurs, le terme hétérosexuel est rarement utilisé par ceux qu’il désigne, à cause précisément de sa connotation sexuelle10. Peu d’hétérosexuels se reconnaissent ou s’identifient uniquement à leur pratique sexuelle. Foucault propose de garder la même attitude envers l’homosexualité. (2) L’homosexualité n’est pas figée, elle n’est pas une nature ou une essence donnée une fois pour toutes. La question historique consiste moins, pour Foucault, à révéler cette identité qu’à voir comment on arrive, dans une société, à faire de certaines pratiques sexuelles un problème (homosexualité), et à attribuer à des individus une identité à partir de leur manière de faire l’amour (homosexuel).

L’homosexualité relève d’une pratique de soi c’est une expérience qui se forme et se constitue à partir d’un travail sur soi. C’est ce qui fait d’elle une forme d’expérience, c’est-à-dire que la sexualité (le désir et les choix sexuels) n’est pas quelque chose de fixé une fois pour toutes, mais au contraire, une matière à partir de laquelle on construit son existence11. Si l’homosexualité est liée à des choix sexuels, ceux-ci, explique le philosophe français, doivent en retour avoir (Foucault, 1982d). C’est ce qu’il dit à ce sujet en parlant de la nécessité d’être gai12.

Je voudrais dire aussi que ces choix sexuels doivent être en même temps créateurs de modes de vie. Être gai signifie que ces choix se diffusent à travers toute la vie, c’est aussi une certaine manière de refuser les modes de vie proposés, c’est faire du choix sexuel l’opérateur du changement d’existence. N’être pas gai, c’est dire :

Cette expérience — l’homosexualité — existe dans nos sociétés depuis toujours sous une forme particulière : l’amitié. Comprenons bien le propos de Foucault. Il ne dit pas que toute forme d’amitié aboutit à une expérience homosexuelle. Il soutient plutôt l’idée que l’amitié entre les hommes est un mode spécifique de relations sociales marqué par l’affection. Pendant longtemps, ce type de relations, qui impliquait également des obligations sociales et économiques, n’a posé aucun problème à l’ensemble social (Foucault, 1985c Faderman, 1981). En réalité, personne ne mettait en question les relations (mêmes sexuelles) qu’il pouvait y avoir entre eux, parce qu’elles n’étaient même pas soupçonnables. L’amitié était quelque chose d’accepté.

Ces liens affectifs entre hommes, souvent intenses, vont commencer, explique Foucault (1982d), à changer dès le xviie siècle et surtout au xviiie. Son hypothèse est la suivante : c’est “[…] la mise en place de nouvelles structures politiques qui ont empêché l’amitié de continuer à avoir les fonctions sociales et politiques qui étaient les leurs si vous voulez, le développement d’institutions de la vie politique a fait que les relations d’amitié, possibles dans une société aristocratique, ne le sont plus” (p. 18). L’amitié entrant en conflit avec un ensemble d’institutions (police, système judiciaire, école, etc.), elle devient alors problématique. C’est dans le cadre de la transformation ou plutôt de la problématisation de l’amitié comme type de relations sociales acceptables entre hommes que l’on commence à interroger certaines conduites sexuelles (l’homosexualité), et à désigner les individus qui les pratiquent comme homosexuels.

Cette transformation de l’amitié correspond à l’émergence du sentiment familial et au processus de moralisation (souci éducatif) qui l’accompagne. En effet, comme le montre Philippe Ariès (1973), l’extension du sentiment familial à l’ensemble de la société, aux xviie et xviiie siècles, a eu pour conséquence le renforcement de l’intimité de la vie privée au détriment des autres types de relations sociales comme l’amitié. La famille s’érige comme un rempart contre la société pour protéger l’identité et l’intimité de ses membres. Le développement du sentiment familial isole les individus de la société et des formes traditionnelles de socialisation qui, comme le souligne Ariès, se trouvent à l’extérieur de la famille et de la maison : l’assemblée à l’église, la rue, les voisins. Un souci éducatif accompagne le développement du sentiment familial. Ce souci éducatif, que prônent les réformateurs et les moralistes, donne à la famille une fonction morale et spirituelle : préparer les enfants à la vie, à leur vie d’adulte. La famille doit former les corps et les âmes des enfants. Or, les adultes doivent consacrer de plus en plus de temps à cette nouvelle fonction morale et spirituelle. En quoi l’amitié est-elle touchée par l’émergence du sentiment familial et du souci éducatif que lui assignent les moralistes et les réformateurs

Elle l’est doublement : (1) Un certain type de sociabilité devient suspect. On assiste non seulement au repli des individus sur le noyau familial, mais le souci éducatif des parents — l’affectivité nouvelle envers les enfants — les oblige à y consacrer une partie importante de leur temps et de leurs énergies. La sociabilité décroît, écrit Ariès (1973), comme si (p. 310). Les formes traditionnelles de sociabilité et surtout d’affectivité sont mal vues. Ainsi, les rapports maîtres/serviteurs, riches/pauvres, amis/clients sont désormais mieux institués. Les relations qu’une personne peut avoir avec une autre sont davantage formalisées par l’âge, le sexe, le milieu social, la famille. Une trop grande différence d’âge entre deux amis (hommes) devient vite suspecte. On imagine qu’il peut y avoir autre chose que de l’amitié, comme par exemple, des formes d’affection et d’intimité réservées, en général, aux membres de la famille (parents/enfants). (2) On note aussi, au xviiie siècle, une réduction importante du caractère intimiste de l’amitié. Si, pour les Grecs, l’idéalisation de l’amitié comme vertu s’accompagnait d’une indifférence pour l’amour hétérosexuel, à partir du Siècle des lumières, l’amour (essentiellement hétérosexuel) entre en compétition avec l’amitié, elle menace même les liens d’amitié (Gerson, 1974). La sociabilité s’apprend en famille comme l’amitié se vit en son sein. Les relations d’amitié se déroulent au sein de la famille, dans son espace privé (la maison) et non plus dans le cadre public de la société. Toute une série de rapports sociaux qui se déroulent hors de l’espace privé de la famille et de la maison — les amitiés entre hommes, la camaraderie, la démonstration publique d’affectivité entre hommes et les relations hommes/garçons, vieux/jeunes — sont mis en cause.

Cette problématisation de l’amitié s’inscrit aussi dans le processus d’émergence de ce que Foucault (1976) a nommé le bio-pouvoir, c’est-à-dire ce type de pouvoir politique qui fait de la vie l’objet principal de ses préoccupations. Le bio-pouvoir s’intéresse à la vie, à tout ce qui peut la reproduire, la menacer (santé, mort), la contrôler, ainsi qu’aux conditions d’existence.

L’homme occidental apprend peu à peu ce que c’est que d’être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir (p. 187).

C’est à partir de la problématisation de l’amitié que le bio-pouvoir contribue à l’émergence de l’homosexualité et des homosexuels. Comment De deux façons : (1) En interrogeant ce que Foucault a appelé la sexualité périphérique, c’est-à-dire les conduites sexuelles qui ne respectent pas les règles, les façons de faire ou les finalités de la relation conjugale (hétérosexuelle). Il s’agit moins de condamner ces conduites, même si cela s’est souvent produit, que de les interroger, d’en comprendre le fonctionnement secret et de les rapporter à la vie des individus. Le corps médical, quant à lui, cherche d’abord à déchiffrer ces pratiques sexuelles (sexualité des enfants, onanisme, amour pour les gens du même sexe), à les nommer, à déterminer si elles ont un effet pathologique sur l’individu ou sur les rapports de l’individu à son environnement. On comprend alors qu’on ait pu poser la question suivante : Qu’est-ce qui se passe dans ce type de relations que les hommes entretiennent entre eux L’amitié comme type de relations sociales ne va pas disparaître avec cette nouvelle préoccupation pour la vie des individus, elle va seulement changer de forme. (2) Ensuite, ce savoir sur la vie, qui concerne dans ce cas-ci la sexualité, donne prise à un pouvoir d’intervention et de contrôle. Le savoir médical, pour ne prendre que cet exemple (car le discours judiciaire participe aussi à ce type de pouvoir), ne produit pas seulement de la connaissance. Il prescrit, il établit la norme de ce qu’est une sexualité régulière. Il définit à la limite des pratiques sexuelles, tout un monde de la perversion qui justifie et légitime, à l’avance, son intervention. Il faut soigner ces individus malades. Donc, ce n’est pas sous le mode de la répression que se cette sexualité périphérique. Foucault (1976) affirme, à cet effet, qu’on assiste plutôt à une plus grande visibilité de ces conduites sexuelles.

Ce pouvoir justement n’a ni la forme de la loi ni les effets de l’interdit. Il procède au contraire par démultiplication des sexualités singulières. Il ne fixe pas de frontières à la sexualité il en prolonge les formes diverses, en les poursuivant selon des lignes de pénétration indéfinie. Il ne l’exclut pas, il l’inclut dans le corps comme mode de spécification des individus. Il ne cherche pas à l’esquiver il attire ses variétés par des spirales où plaisir et pouvoir se renforcent il n’établit pas de barrages, il aménage des lieux de saturation maximale. Il produit et fixe le disparate sexuel (p. 64-65).

Dans cette volonté de savoir sur le sexe et la sexualité, l’amitié perd son statut légitime de relation sociale affective. L’amitié ne peut plus se manifester dans sa forme traditionnelle (c’est-à-dire avant le xviie siècle), à cause de cette inquisition du savoir à propos des formes et des modes d’expression de la sexualité et de l’affection, à cause également du caractère inconnu que peut représenter ce type de relations sociales particulières. On voit mal comment l’amitié aurait pu échapper à cette inquisition du savoir puisqu’elle évoquait un espace où pouvait s’exprimer une forme d’affection multiple, polymorphe et peut-être entre les hommes. Le problème vient donc de ce dispositif de pouvoir-savoir s’intéressant à la vie, et à tout ce qui la touche de près ou de loin.

Cependant, Foucault n’a pas mené une véritable enquête historique sur l’homosexualité. Les articles et les entrevues où il en traite n’exposent qu’un certain nombre d’idées sur lesquelles une telle enquête pourrait s’appuyer. On ne sera donc pas surpris de constater que la question du mode de gestion politique (gouvernementalité) de l’homosexualité et des homosexuels soit restée en suspens. Essayons maintenant d’esquisser ce qu’elle pourrait être aujourd’hui dans nos sociétés.

Pour ce faire, il faut partir d’un constat. S’il est vrai que le discours médical a joué un rôle de premier plan dans l’émergence de l’homosexualité, il a perdu, aujourd’hui, une partie de son importance au profit d’autres types de savoir13. Il semble que le discours sociologique soit devenu l’un des éléments clefs du mode de gestion politique de l’homosexualité14. Le discours sociologique imprime deux directions différentes par rapport au discours médical. Ce n’est plus le désir et/ou l’activité sexuelle qui déterminent, comme dans le discours médical, le statut de l’individu, car ceux-ci sont replacés dans le cadre plus général de l’existence. L’étude sociologique cherche moins à interroger les comportements sexuels singuliers qu’à rendre compte d’une réalité sociale. L’homosexuel n’est plus perçu comme un pervers, mais comme un individu qui appartient, du seul fait de son scénario sexuel, à une minorité stigmatisée. Le discours sociologique interroge la société sur son incapacité à considérer l’homosexualité comme une réalité équivalente à celle de l’hétérosexualité. L’analyse sociologique s’inscrit dans une critique des normes sociales et envisage l’homosexualité à travers un souci éthique de tolérance sociale.

La tolérance désigne moins une attitude qu’un système de valeurs à partir duquel se gèrent la différence et l’altérité15. Pour le sociologue, c’est l’intolérance sociale qui fait de l’homosexuel un être à part. Les enquêtes sociologiques portant sur l’homosexualité visent à remettre en cause les préjugés envers les homosexuels et à promouvoir une société plus tolérante. Pour ce faire, l’analyse sociologique s’intéresse d’abord au groupe et à la communauté plutôt qu’à l’individu. Le terme communauté revêt d’abord une définition statistique. Il désigne un groupe d’individus ayant certaines caractéristiques communes et dont les comportements diffèrent de ceux d’autres individus ou groupes sociaux. La notion de communauté joue aussi un autre rôle dans le discours sociologique. Elle détermine une manière d’être ou d’exister comme homosexuel. L’homosexualité ne se définit plus seulement à partir de l’aveu individuel. Le reste encore aujourd’hui une étape individuelle importante de la reconnaissance et de l’acceptation de soi, mais il ne prend son véritable sens que dans l’aveu social d’une appartenance à une communauté. Elle devient, dans le discours sociologique, une des conditions sociales d’émergence de l’homosexualité.

Le terme prend alors tout son sens. Être homosexuel, c’est reconnaître qu’on partage avec d’autres un même désir, et constater, en même temps, qu’il est nié socialement. La communauté devient dans le discours sociologique le sujet politique. Elle a une consistance sociologique déterminée par l’ensemble des individus partageant un style de vie commun, et une fonction historique. L’aveu individuel de son homosexualité peut permettre la libération personnelle, mais ne remet pas en cause l’intolérance d’une société. Seule la communauté homosexuelle est libératrice, c’est-à-dire capable de transformer la société. Elle est porteuse du projet social d’émancipation. L’individu homosexuel n’a de réalité dans le discours sociologique qu’à travers une problématique de prise de parole. Cette dernière est considérée à la fois comme moyen d’être et d’exister et comme instrument de revendications et de luttes pour la reconnaissance de droits légaux, sociaux. Il s’agit ici d’une prise de parole collective, celle d’une communauté opprimée.

L’importance actuelle du discours sociologique sur l’homosexualité s’expliquerait par une certaine efficacité sociale il rejoindrait la pratique militante. Tous les deux se donnent le même objectif (la tolérance) et s’articulent autour de l’idée de communauté. Le discours militant repose aussi sur cette notion de communauté. Il n’est pas rare de trouver dans ce discours l’injonction d’avoir à dire et à vivre son homosexualité sous de la communauté (Ménard, 1987). Cette représentation des homosexuels comme communauté militante — contestant certaines valeurs de la société et revendiquant des droits pour ses membres — donnerait au discours sociologique son efficacité sociale. L’émergence de communautés gaies ainsi que le de certaines luttes en témoigneraient. Effectivement, depuis le début des années 1960, on note une mobilisation des gais pour l’action politique. Certaines de ces luttes, comme celle des homosexuels aux États-Unis contre l’institution psychiatrique de leur pays, ont réussi à modifier le statut des homosexuels.

Mais il semble que si le discours sociologique sur l’homosexualité fonctionne et s’impose, ce n’est pas parce qu’il possède une efficacité sociale. C’est prendre l’effet pour la cause. Le discours sociologique a une efficacité sociale parce que sa représentation de l’homosexualité et des homosexuels s’inscrit dans la logique même de la philosophie politique libérale dont la tolérance constitue le fondement. Non seulement la tolérance sert-elle de justification au pluralisme libéral, mais elle forme une véritable technique de gestion sociale des différences.

Pour comprendre cette fonction politique de la tolérance, il faut considérer le point de vue normatif du pluralisme libéral, c’est-à-dire l’envisager non pas comme , mais comme (Wolff, 1969, p. 91). Ce modèle suppose la tolérance. Elle désigne l’acceptation de l’existence du fait de la différence, de l’hétérodoxie. Le pluralisme libéral fait même de la différence un mode de participation au jeu politique. Cependant, comme l’écrit Robert Paul Wolff (1969), le droit de différer appartient au groupe, non à l’individu. Le groupe assure la participation des individus au système politique. Il exprime un principe fondamental du libéralisme politique : la liberté et le droit de s’associer pour défendre ses intérêts. Le jeu politique est représenté comme le lieu de confrontations et de luttes d’intérêts divergents. Deux conséquences découlent de cette rationalité politique : 1) La communauté ou le groupe légitime est seul habilité à se faire entendre. Il représente les intérêts et parle au nom des membres qui le composent. 2) La tolérance est paradoxale. Elle s’applique aux groupes les plus divers, mais elle rejette ou exclut toutes formes de singularités individuelles. La tolérance devient intolérance envers les individus qui n’appartiennent pas à des communautés ou à des groupes reconnus.

La représentation de l’homosexualité et de l’homosexuel dans le discours sociologique reconduit cette rationalité politique. L’homosexuel n’a d’existence que dans le groupe qui, en revendiquant ses droits, reproduit la frontière de la tolérance et de l’intolérance par laquelle le jeu politique s’organise et fonctionne dans des sociétés comme les nôtres. Il n’est donc pas surprenant de trouver, dans nos sociétés, des communautés gaies tolérées et reconnues, et, en même temps, de constater qu’il existe encore des individus discriminés, exclus à cause de leur scénario sexuel. Ce n’est pas que les luttes politiques aient échoué ou que nos sociétés soient fondamentalement intolérantes. Il s’agit plutôt du mode de fonctionnement de la rationalité politique qui fonde notre expérience de la différence. S’il s’agit bien là de la rationalité politique, du type de pouvoir qui gère l’homosexualité dans nos sociétés, comment la lutte politique est-elle possible

POLITIQUE ET HISTOIRE : STYLE DE VIE ET PRATIQUE DE LA LIBERTÉ

La problématique foucaultienne de l’histoire de l’homosexualité relève aussi d’une histoire politique. Pourtant, elle ne parle pas de répression elle n’appelle pas à la libération par le combat politique. La raison en est simple : lutter pour plus de liberté sexuelle, pour davantage de tolérance envers les scénarios sexuels différents nous place dans la logique même de la rationalité politique qui gère, dans nos sociétés, l’altérité. Aussi Foucault, sans s’opposer à la lutte politique pour la revendication des droits des homosexuels, croit que le combat politique doit se situer à un autre niveau.

Nous avons déjà esquissé les contours de la politique foucaultienne concernant les homosexuels. Rappelons-les brièvement pour expliciter davantage le contenu de cette politique. L’homosexualité est d’abord, pour Foucault, un style de vie qui ne se résume pas à une conduite sexuelle différente. Il s’agit d’un type de relations sociales complexes où la sexualité joue un rôle important et consciemment assumé. En d’autres mots, la personne homosexuelle assume le rôle que sa sexualité joue dans sa vie, et elle chercherait même à faire en sorte qu’elle ait une grande influence sur l’ensemble de sa vie. Pourquoi Tout simplement parce que la sexualité fait partie de notre comportement, qu’elle est une part importante de notre liberté. (Foucault, 1985c, p. 74). Foucault distingue entre libération et pratique de la liberté. Il est important de bien comprendre cette distinction pour saisir comment il pose la question politique de l’homosexualité (Foucault, 1988). Si la libération renvoie au thème connu de la nature humaine réprimée qu’il faut libérer, la pratique de la liberté concerne ce que l’on fait concrètement de sa liberté : (p. 3). Autrement dit, le problème n’est pas tellement de combattre et de lutter pour affranchir l’individu de ce qui l’opprime, mais de faire de certaines libertés (par exemple, notre sexualité), une condition de l’éthique, c’est-à-dire de ce travail sur soi qui consiste à donner à son existence un style particulier. D’ailleurs, pour Foucault (1988), (p. 4). Il appelle donc, à partir du mode de vie homosexuel, à la création d’un style de vie.

Si la sexualité constitue une partie importante de notre comportement et de notre liberté, il devient alors possible qu’à partir d’elle, on puisse créer et façonner sa vie, ou plutôt son existence (pratique de la liberté). La sexualité peut être la matière à partir de laquelle il est possible de créer un style de vie la substance de ce travail sur soi qui permet de donner à son existence, un style. L’homosexuel agit de telle manière que sa sexualité produise des effets sur sa vie il l’utilise pour modifier, ou transformer, le type de relations qu’il peut avoir avec les autres. Foucault (1988) en a donné un exemple dans son analyse du sadomasochisme. Pour lui, le sadomasochisme, loin d’être une pratique violente de l’acte sexuel, représente plutôt une possibilité de création de nouveaux plaisirs (p. 74).

Il y a là une sorte de création qui se caractérise par ce que j’appelle la désexualisation du plaisir. Je trouve très fausse l’idée selon laquelle le plaisir corporel devrait toujours venir du plaisir sexuel, ainsi que l’idée que le plaisir sexuel serait à la base de tout notre plaisir possible. Les pratiques SM (sadomasochistes) montrent que nous pouvons produire du plaisir avec des choses très bizarres, des parties très étranges de notre corps, dans des situations très singulières (p. 74).

En faisant de sa sexualité le foyer de son existence, l’homosexuel peut multiplier, inventer de nouvelles formes de relations sociales, d’amour et d’affection. C’est ce qui fait de l’homosexualité un problème dans nos sociétés. L’homosexualité est problématisée non parce que ces nouvelles relations amoureuses ou affectives reproduisent la frontière de l’homosexualité et de l’hétérosexualité qui fonde une partie de nos rapports sociaux, mais plutôt parce qu’elles en rendent d’autres possibles. L’homosexualité, le choix de vivre son homosexualité, peut être considéré, comme le suggère Foucault, comme une façon d’inventer de nouveaux rapports sociaux. En cela, l’homosexuel représente un dans nos sociétés.

L’homosexualité contribue à l’émergence d’une autre culture en instituant de nouveaux rapports sociaux et de nouvelles formes d’amitié. Conséquemment, la pratique de la liberté contribue à modifier et à transformer la réalité sociale. C’est pourquoi Foucault appelle à la création d’une culture gaie. Il désigne par là l’invention de nouvelles formes de vie c’est-à-dire, en d’autres mots, qu’il propose de faire de son homosexualité une force créatrice. Donc, face à ceux qui croient qu’une fois la sexualité libérée des formes d’oppression, il ne sera plus nécessaire de s’identifier comme homosexuel ou gai, Foucault (1981) rétorque qu’il faut plutôt utiliser le potentiel incroyable que renferme la culture gaie pour créer de nouvelles formes de relations sociales ou affectives avec les autres, et pratiquer cette forme de liberté que représente sa sexualité pour inventer de nouveaux rapports sociaux, affectifs, amoureux.

CONCLUSION

On peut se demander, au terme de ce travail, quel était l’intérêt de cette incursion dans un aspect peu connu du travail de Foucault. Il importe de rappeler les deux principaux objectifs de notre texte : (1) Il s’agissait, d’abord, de montrer qu’il existe dans le travail foucaultien une problématique pour une histoire de l’homosexualité. Pour y parvenir, nous avons travaillé à partir d’un corpus moins connu des travaux du philosophe français, c’est-à-dire que nous avons essayé de redonner un statut à un certain nombre de textes (entrevues, débats, comptes rendus d’ouvrages portant sur l’homosexualité) qui sont rarement abordés dans les analyses portant sur Foucault16. Peut-être parce qu’il s’agit de textes plus autobiographiques où le philosophe parlait de son homosexualité. (2) Nous avons aussi essayé d’identifier les principaux éléments de cette problématique de l’histoire de l’homosexualité. Nous avons constaté alors qu’il fallait se départir d’un certain nombre d’évidences (répression de la sexualité, des conduites sexuelles différentes) pour rendre compte de la manière dont l’homosexualité est devenue une préoccupation de nos sociétés. Nous avons vu aussi qu’une telle histoire devrait faire de la problématisation de l’amitié l’un de ses thèmes principaux. Foucault n’a cependant pas explicité les stratégies qui ont problématisé l’amitié. Il n’a pas non plus précisé quels aspects de l’amitié faisaient l’objet d’une telle problématisation. Il nous laisse, tout au plus, des pistes de recherche. Enfin, le philosophe français n’a rien dit quant au mode de gestion politique (type de gouvernementalité) de l’homosexualité dans nos sociétés. Nous avons émis quelques suggestions qui mériteraient, à cause de leur caractère partiel, d’être approfondies dans des recherches portant, entre autres, sur le savoir sociologique.

On devrait mieux comprendre maintenant les objectifs poursuivis dans ce travail. La problématique foucaultienne de l’histoire de l’homosexualité offre plus que des pistes nouvelles et des outils pour reconsidérer notre manière de faire cette histoire, elle nous oblige à penser autrement l’homosexualité et les homosexuels. Ainsi, le philosophe français contribue à l’émergence de nouvelles représentations de l’homosexualité et à la création de nouveaux rapports sociaux.

Voir en ligne : Pour en savoir plus, et consulter les références

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